— Madame la marquise de Sommières, ici et en hiver ? Mais c’est à n’y pas croire !
Ce que la vieille dame détestait le plus, c’étaient les rencontres fortuites dont on ne sait pas toujours comment se dépêtrer. Pourtant, là, son sourcil se défronça pour faire place à un vrai sourire :
— Lady Clementine ? Et en hiver ? plaisanta-t-elle. Mais quelle heureuse rencontre. Comment se fait-il que vous ne soyez pas en Égypte comme les autres années ?
— C’est moins tentant depuis que vous et les vôtres n’y êtes plus pour pimenter la monotonie de la vie quotidienne ! Assouan devient de plus en plus touristique et de moins en moins drôle !
— Le colonel a renoncé à ses chevauchées dans le désert ?
Alors que les « frères de la côte », comme disait Plan-Crépin, traquaient les traces de l’Atlantide dans la région des Cataractes et que Tante Amélie était venue y réchauffer les débuts de rhumatismes qu’elle soignait chaque hiver au soleil d’Afrique, ils avaient fait la connaissance de l’Old Cataract d’Assouan, de sir John et lady Clementine Sargent, aussi charmants l’un que l’autre, lui étant un colonel en retraite du 17e Gurkha. Ils avaient passé une grande partie de leur vie dans la région de Peshawar, à la frontière nord-ouest des Indes, mais pas seulement à cet endroit : parlant sept langues dont le mandarin, John Sargent s’était vu confier nombre de missions dans diverses parties de l’Empire britannique, ce qui en avait fait, outre un compagnon agréable, un personnage des plus intéressants. Voire un peu mystérieux, et Aldo, comme Adalbert, aurait juré qu’il occupait – oh, très discrètement ! – un poste important au Foreign Office. Quant à Clementine, elle joignait à son charme personnel, contre lequel l’âge ne semblait guère avoir de prise, toutes les qualités d’une parfaite épouse et d’une véritable lady douée en plus d’un sens de l’humour qui lui avait souvent rendu de grands services. Enfin, pour compléter le tableau, si le couple n’avait pas d’enfants, il comptait dans leur famille un personnage aussi formidable qu’elle puisqu’elle était la sœur de Gordon Warren, le patron de Scotland Yard actuellement hors service. Sans lui ressembler le moins du monde. Personne n’aurait eu l’idée de la comparer à un oiseau préhistorique !
— Nous avons une foule de choses à nous dire ! Ne restons pas là ! Nous serons beaucoup mieux autour d’une table – pas avec du thé, je sais que vous ne l’aimez pas ! – pour prendre un café ou un chocolat et des petits gâteaux.
— Mais vous aviez sans doute rendez-vous avec quelqu’un ? objecta la marquise.
Elle savait en effet qu’à l’heure du thé il fallait retenir sa table au restaurant. Lady Clementine balaya l’objection :
— J’en ai une retenue à l’année ! Nous serons seules et pourrons bavarder à notre aise...
Et d’un pas ferme elle se dirigea vers la jeune fille vêtue de noir et de blanc qui faisait office de maître d’hôtel au salon de thé et contrôlait les arrivées sur une liste. Les demandes étaient nombreuses et, au Ritz, il fallait retenir sa table au moins trois semaines à l’avance. Comme à celui de Paris ou de Madrid d’ailleurs.
Commandes passées, Mme de Sommières commença par s’enquérir du blessé de la famille :
— Comment va votre frère ? C’est, je suppose, votre plus grand souci ? Vous n’auriez pas ce sourire si le colonel avait des problèmes.
— C’est exact et je ne pourrais guère vous en donner, pour l’excellente raison que j’ignore où il est !
Plan-Crépin se mordit les lèvres pour ne pas dire : « Encore un ? » Car, depuis quelque temps, tous les hommes de quelque importance semblaient s’être rués dans des directions inconnues. Après Kledermann, celui-là ! Sans compter Aldo et Adalbert disparus sous couverture, dans les brouillards de Londres.
— Mon frère est encore très fatigué, mais les médecins gardent espoir étant donné sa robuste constitution. Je dois dire qu’il l’a échappé belle : la balle a frôlé le cœur sans l’atteindre mais, comme il a perdu beaucoup de sang, il est toujours sous surveillance et au repos complet. Le moindre travail lui est interdit. Ainsi il ignore tout de l’affaire du Sancy. Ce que vous devez déplorer autant que nous. Cette ridicule histoire de vol n’aurait jamais eu lieu sous « son règne ». D’abord parce qu’il connaît parfaitement notre ami. En outre, et là je ne sais vraiment pas d’où cela vient : on a nommé à sa place – momentanément j’espère ! – l’homme le moins impartial qui soit. Ce Mitchell cultive une haine tenace pour tout ce qui n’est pas anglais.
— Alors ?
— Alors il ne fait pas le plus petit effort pour retrouver le diamant volé. Lord Astor of Hever aurait abrité, par une nuit glaciale, un homme qui lui a dit être le prince Morosini. Il l’a reçu, puis l’autre s’est volatilisé en emportant le trésor maison. Mitchell l’a su. Or, d’après ce que m’en ont dit des collègues de Gordon, il ne cherche même pas le diamant : il veut coffrer Morosini, un point c’est tout ! C’est comme une obsession.
— Mais enfin, Scotland Yard n’est pas n’importe quel poste de police. Qui l’a nommé ?
— Cela viendrait de Buckingham Palace et c’est tout ce que je peux dire ! Mais vous-même, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de vous rencontrer ?
— L’exposition de portraits de Mary Windfield. C’est la meilleure amie de Lisa, l’épouse d’Aldo. Nous avons voulu la voir... mais nous ne restons que deux jours !
— Seulement ? Mais pourquoi ?
La marquise sortit la lettre de Langlois et la lui offrit :
— Là encore, c’est une affaire de police. Le grand patron de la Police judiciaire française est un ami qui s’inquiète beaucoup pour nous. Il ne supporte pas de nous laisser seules dans un hôtel de luxe londonien où il ne peut pas assurer notre sécurité !
— Je sais que cela part des meilleures intentions du monde, soupira Plan-Crépin, mais c’est tout de même un peu ridicule ! En admettant que l’on veuille nous assassiner, ce serait aussi facile chez nous qu’ici !
— Alors on ne vous a accordé que deux jours ? En tout cas cela part d’un bon sentiment.
— Le commissaire principal Langlois qui connaît bien votre frère – son équivalent en somme – est en effet un excellent ami qui remue ciel et terre pour démontrer à quel point cette accusation est grotesque. Aussi nous ne voudrions pas qu’il se tourmente pour nous. Donc nous allons rentrer !
— Et si vous séjourniez chez des amis ? Des amis solidement protégés eux-mêmes. C’est-à-dire chez moi ?
— Vous voilà personnage officiel ? sourit Mme de Sommières.
— Moi non, mais John toujours plus ou moins. Mais j’explique ! Vous déciderez ensuite. Il y a quatre mois, notre propriété familiale de Crawley a été détruite en partie par le feu.
— Intentionnellement ? s’enquit Plan-Crépin.
— Mon Dieu, non. Le plus bête des courts-circuits. C’est là que nous vivons et, tandis que l’on reconstruit, John qui devait partir s’est tourmenté à l’idée de me laisser seule à Londres. Or, notre meilleur ami, sir Winston Churchill, vient de se faire construire, à Chartwell, non loin de Knole, une admirable demeure à dimensions humaines pour y vivre sa retraite future et lui confier sa femme – au fait, elle s’appelle Clementine, elle aussi ! – quand il est obligé de s’absenter. Il aime vivre à la campagne à condition que ce ne soit pas Blenheim. Pour l’instant ils sont à Delhi tous les deux et moi j’occupe Chartwell qui est presque aussi gardé que n’importe quel palais de Sa Majesté, mais je m’ennuie un peu. Venez passer quelques jours avec moi ! La région est l’une des plus jolies de l’Angleterre...