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Tandis que Mary allait donner des ordres à Gertrude et à Timothy, Peter, qui se serait bien gardé de commencer son histoire sans elle, n’avait pas l’air à son aise. Lisa s’inquiéta :

— Vous semblez soucieux ?

— Oh ! Je le suis... Il s’agit des dames qui étaient ici quand je suis arrivé. J’ai eu... des mots avec l’une d’elles et je ne sais même pas pourquoi. On aurait dit que ma présence la dérangeait. Elle a un nom compliqué.

— Marie-Angéline du Plan-Crépin ! Vieille noblesse française ! Ses ancêtres ont « fait » les Croisades, ajouta-t-elle en retenant un sourire. Pourquoi ces « mots » ?

— Elle ne comprenait pas pourquoi je ne partais pas.

— Elle vous l’a demandé sans bouger un sourcil. C’est tout elle, ça !

— Vous la connaissez bien ?

— Elle est de notre famille.

— Mon Dieu ! Mais alors pourquoi ne vous a-t-on pas vue pendant leur visite ?

— Parce qu’elles n’étaient pas seules. Je n’ai aucune envie d’alimenter la curiosité.

Mary revenait et le dialogue s’arrêta là. Vu la mine soucieuse de l’Honorable Peter dont ce n’était pas l’expression habituelle, Mary avait décidé que l’on dînerait froid afin de supprimer les allées et venues du service, et les plats furent portés en même temps sur la table. Puis voyant que la mine de son invité ne s’améliorait pas, elle sortit une bouteille de champagne du rafraîchissoir et la lui tendit :

— Tenez ! Servez-nous et buvez-en d’abord une bonne rasade ! J’ai l’impression que vous en avez grand besoin, puis allez-y de votre histoire, on a assez attendu !

À mesure qu’il évoquait pour les deux femmes la nuit de tempête à Hever Castle, Mary et Lisa, d’abord amusées, s’assombrissaient. Surtout Lisa, dont le visage devenait d’une pâleur alarmante. Au point que, soudain, Mary, repoussant son assiette, se leva pour aller s’emparer du téléphone.

— Je redoute un désastre, murmura Lisa. Qui veux-tu appeler ?

— Plan-Crépin ! Je veux qu’elle vienne demain. Il faut que nous parlions et nous n’avons que trop perdu de temps !

— Mais... pourquoi ?

— Parce que je me demande si les deux cinéastes américains si fort épris de style Tudor ne seraient pas... Avec eux on peut s’attendre à tout et, si c’est ça, je suis persuadée que ni Mme de Sommières ni Marie-Angéline ne l’ignorent... Leur « transformation » a dû avoir lieu chez elles !

L’invitation à Chartwell enchantait Plan-Crépin que l’ultimatum de Langlois avait agacée. Que peut-on faire en deux jours ? Là au moins, on aurait le temps de se retourner. Le coup de téléphone de Mary acheva de la remettre en selle. Naturellement, Mme de Sommières était invitée aussi, mais la simple courtoisie lui faisait un devoir de demeurer auprès de celle qui leur offrait une hospitalité aussi opportune. Quant à elle, pour rien au monde elle n’aurait refusé. Sa Seigneurie avait quelque peu tendance à lui taper sur les nerfs, mais son intuition lui disait que Lisa ne serait pas loin.

Depuis la dramatique aventure franc-comtoise où elle avait failli périr dans d’atroces conditions, Plan-Crépin se sentait plus proche de Lisa. Elle avait commencé à comprendre pourquoi, fille de collectionneur, épouse de collectionneur, et bien qu’elle aimât se parer pour le plaisir des yeux d’Aldo, elle prenait au fil des années en grippe les joyaux célèbres, royaux ou pas, mais toujours somptueux, qui faisaient délirer tant de gens normalement constitués. Que dire alors d’une Ava Astor prête à n’importe quoi pour sa parure personnelle ?

Les aventures plus ou moins dangereuses vécues avec ceux qu’elle appelait « les frères de la côte » avaient apporté un incroyable piment à sa vie aux côtés de « sa » marquise, et elle n’était pas prête à y renoncer, bien au contraire. Mais il s’était passé quelque chose !

*

Elle se revoyait face à Aldo, dans la bibliothèque de Vaudrey-Chaumard, lui présentant sur le plat de sa main un magnifique diamant pyramidal aussi brillant que le soleil : le trop fameux Talisman du Téméraire7. Il avait eu un haut-le-corps de surprise, l’avait pris entre ses longs doigts pour mieux l’examiner, puis le lui avait rendu.

— Ainsi, c’est là qu’il était ? s’était-il contenté de dire. Qui aurait pu l’imaginer...

— Personne sans doute ! En tout cas, il est à vous ! Je vous avais volé un rubis, je vous rends un diamant ! Cela me paraît normal.

— Pas à moi, étant donné les conditions dans lesquelles il a reparu. Il me semble légitime que vous le gardiez !

— Moi ? pour en faire quoi, grands dieux !

— Votre précieux trésor secret ? Enfermé dans un coffre dans la chambre forte d’une banque, il sera à l’abri des convoitises. Vous le léguerez à vos héritiers !

— Ne vous moquez pas de moi : je n’aurai jamais d’héritiers... sinon vos enfants. Or, si je vous ai compris, vous n’en voulez même pas pour votre collection dont il serait pourtant la vedette !

— Pour d’autres peut-être ! Pas pour moi ! Tenez, vendez-le donc à mon beau-père ! Il en délirera de joie et fera de vous une femme riche !

— Je suis très bien comme je suis. En outre, Antonio, Amelia et Marco finiraient par en hériter. Alors ?

Il y avait eu un silence. Tous deux s’étaient regardés un moment sans rien dire avec, entre eux, la main toujours tendue de Marie-Angéline et le diamant qui scintillait dessus, un peu comme un défi. Soudain elle demanda, en plantant son regard dans celui d’Aldo :

— Où est-il ?

Point n’était besoin de préciser le nom. Hugo ! L’homme qui, en dépit de profonds sentiments chrétiens, avait commis le crime majeur à ses yeux en devenant parricide. Elle ajouta cependant :

— On ne l’a pas arrêté, j’espère ?

— Il vous a sauvée, non ? Il a seulement disparu.

— Dans quelle direction ?

— En Normandie. Le monastère de la Trappe.

— Il a vraiment choisi celui-là ? Le plus terrible ? J’espérais un peu qu’il choisirait la Grande Chartreuse...

— La règle est presque aussi sévère.

— Mais le paysage est tellement beau. J’ai entendu parler de la Trappe. Je voudrais y aller !

— Je ne vous le conseille pas. Et d’abord pour quelle raison ? Mesurer le degré de peine que s’est imposé votre sauveur ?

— Non. Remettre ceci au Père Abbé ! Tout monastère possède une sorte de trésor. Caché, évidemment. Il me semble que nulle part ailleurs ce maudit diamant serait mieux à sa place.

— Impossible, voyons ! Vous en savez plus long que moi sur l’Église, Plan-Crépin. Aucune femme n’y est admise... et fort peu d’hommes.

Et pourtant, elle y était allée. Cachée au fond de la voiture d’Adalbert, la main de Mme de Sommières resserrée sur la sienne, trop fine pour ne pas deviner ce qu’elle endurait. Rien n’était, au monde, plus sévère, plus sombre à la limite de l’effrayant, que le monastère de la Grande Trappe dans le département de l’Orne.

Situé sur le cours de l’Itonne, petit affluent de la rive droite de l’Iton et non loin de Sées, au pied du versant occidental du plateau sur lequel s’étend la forêt domaniale du Perche et de la Trappe, il est bordé au sud par de nombreux étangs que les moines ont creusés au cours des siècles. Fondé en 1147, le monastère avait connu toutes les vicissitudes possibles jusqu’à ce que, en 1664, l’abbé de Rancé, entré en religion après une terrible épreuve – la confrontation avec le corps décapité de sa maîtresse passionnément aimée –, se fût tourné vers Dieu et eût entrepris la plus sévère des réformes.

La voiture arrêtée dans un bosquet si obscur qu’elle y disparaissait presque, les deux femmes avaient regardé ceux en qui elles ne pouvaient s’empêcher de voir les messagers de Dieu se diriger vers l’entrée du redoutable couvent, tellement semblable à ce que Marie-Angéline avait pu lire, avant de partir, dans un vieux livre de Mémoires. « Ce lieu est vraiment d’une horreur tellement sauvage que l’on comprend aisément que des hommes l’aient choisi pour y commencer à mourir entre des montagnes dont beaucoup sont chauves, des marais noirâtres et tant de ruines que le cœur s’en émeut. »