— Revenez ! J’ai encore quelque chose à vous dire !
Il ne se le fit pas répéter deux fois et Mary trouva qu’il avait tout à coup la mine d’un bon toutou qui attend un sucre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— L’exposition de l’Académie royale va s’achever bientôt. Naturellement, j’ai l’intention d’accompagner le portrait de Nancy jusqu’à Hever afin de m’assurer de l’endroit où il va être accroché. Voulez-vous venir avec moi pour m’aider ? Je sais que cela ne représente guère que quelques moments passés là-bas mais, avec un peu de chance, cela pourrait vous inspirer ?
— Mais comment donc ! exulta-t-il. Je vous suis... et je suis même prêt à le porter sur mon dos ! Seulement Astor va sans doute penser qu’on me voit beaucoup ces temps-ci ?
— Et cela vous fait peur ? N’oubliez pas que vous vous êtes pris de passion pour Anne Boleyn... et puis je serai là !
C’était sans doute un certain réconfort, mais ce n’était pas suffisant pour s’introduire au château comme il l’entendait. Maintenant, il voulait gagner la récompense promise. Or, il allait, le soir même, recevoir du Ciel le coup de main qui lui rendit courage.
Pourtant, à première vue, le programme de ladite soirée n’avait rien de très excitant. Son père donnait un dîner en l’honneur d’un de ses vieux amis, sir Archibald Knowles revenu tout juste des Indes, et s’il y avait une chose que Peter détestait autant que les copains de son père, c’étaient bien les dîners dans le fastueux hôtel de Mayfair qui abritait les ducs de Cartland depuis Charles II. Le décor était somptueux, les invités triés sur le volet toujours admirablement accommodés, et l’on pouvait admirer à loisir des joyaux magnifiques exhibés le plus souvent – hélas ! – sur des épaules, des bras et des poitrines qui n’étaient plus dans la fleur de l’âge depuis des lustres.
Rien à critiquer sur le menu. Le « paternel » était gourmand et la duchesse avait un chef français dont on disait que Buckingham Palace même le lui enviait. C’était déjà ça !
Malheureusement, les plaisirs de la conversation ne seraient pas à la hauteur, l’invité principal étant l’un de ces raseurs qui prennent la parole dès la première cuillère de caviar et s’y cramponnent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à manger et que l’on quitte la table pour le café dans les salons.
Et ce fut en soupirant à fendre l’âme que Sa Seigneurie revêtit ses habits de soirée avec l’aide muette et compatissante de Finch.
Or, quand il revint, il rayonnait positivement !
Il s’était passé ceci. Sir Archibald était peut-être un pompeux imbécile, mais il lui arrivait, parfois, d’avoir une bonne idée. Cette fois, c’était la visite prochaine d’un de ces princes indiens dont les fastes et les trésors ont fait rêver des générations et en feront rêver encore pendant pas mal de temps.
Celui-là, Ameer Sadiq Muhammad Khan V Abassi, nabab de Bahawalpur, régnait sur un État de 24 000 kilomètres carrés à l’extrême nord de l’Inde, étiré le long de l’Indus et proche voisin de Bikamer, Jaisalmer, etc. ! Ce n’était pas la plus vaste des principautés, mais pas la plus pauvre non plus. Follement riche, passionné de pierres précieuses et de femmes, il venait d’épouser une Anglaise et avait décidé de suivre les conseils de sir Archibald en étalant sous les yeux éblouis de ses anciens compatriotes les fastes et les joyaux dont il parait sa Linda qui, très belle, les portait avec une élégante désinvolture. Il désirait offrir quelques nouveaux bijoux – on passerait bien sûr par Paris au retour ! –, et démontrer clairement que ces « sauvages » d’Indiens savaient vivre mieux que le reste de la planète.
Or ce que la belle dame préférait encore aux pierreries, c’étaient les jardins. Elle veillait attentivement sur ceux de ses palais mais soutenait mordicus que les jardins anglais étaient les plus beaux du monde. Et entendait le prouver à son époux.
On devine l’effet produit sur Peter quand on mentionna cela devant lui.
— Père, s’était-il écrié à la stupeur générale, car la plupart du temps il s’ennuyait tellement que l’on ne l’entendait pas. Permettez-moi une proposition : cette dame a cent fois raison et si, pour la diversité comme pour l’éclat, nos jardins sont uniques au monde, conseillez-lui la visite de ceux d’Hever Castle, que lady Astor vient de faire replanter entièrement et qui sont de pur style Tudor ! En ce qui me concerne, je les préfère à ceux d’Hampton Court !
— Je ne sais pas si lord Astor y consentira, il est..., commença quelqu’un.
— Il est anglais, monsieur, et ne saurait refuser si l’ordre vient du roi. Cela pourrait être l’occasion d’une vraie fête...
Du coup, chacun y avait mis son grain de sel mais la victoire était restée à Peter, à la grande surprise de son père :
— Qu’est-ce qui vous a pris ? Vous aimez tant que ça les Astor, ces moitiés d’Anglais ?
— Non, mais j’aime infiniment leur château, si incroyablement évocateur du faste des Tudors.
Il était si content qu’en dépit de l’heure tardive il ne résista pas à l’envie de téléphoner à Mary que, bien sûr, il réveilla et qui, bien sûr, avait horreur de ça :
— Vous ne pouviez pas attendre demain matin ?
— Non, parce qu’il va falloir tout préparer très vite. Muhammad Khan est pressé et je me demandais si on ne pourrait pas conjuguer la remise du portrait et la visite des jardins ? Une grande manifestation avec beaucoup de monde !
— Pourquoi pas ? Mais qu’est-ce que vous concoctez encore ?
— Ce n’est pas encore clair dans mon esprit, mais je sais que cela va venir !
Parti de la sorte, Peter ne fut même pas effleuré par l’idée d’aller se coucher. Il savait qu’il ne fermerait pas l’œil, alors les deux ! Après avoir revêtu une douillette robe de chambre car ce petit printemps était frais, il partit s’établir dans sa bibliothèque où battait le cœur de son vaste appartement. C’était la plus belle pièce dont les fenêtres habillées de velours vert sombre donnaient sur les frondaisons de Hyde Park. Meublée dans le style Regency – d’époque ! –, à l’exception d’un vaste et confortable canapé où le seigneur des lieux réfugiait ses méditations et quelques petits sommes par-ci par-là, elle était entièrement tapissée de livres reliés de cuir havane dans lequel les fers à dorer du relieur avaient imprimé les armes des ducs de Cartland ou des précédents propriétaires de ces volumes, anciens pour la plupart... Quant aux plus vénérables, ceux qui avaient bénéficié dans les premiers de la trouvaille de Gutenberg, ils se cachaient dans un coffre dissimulé derrière le portrait d’un ancêtre portant perruque poudrée, personnage sans grand intérêt d’ailleurs, qui se trouvait là parce que les couleurs dont l’avaient nanti le peintre s’harmonisaient avec le reste du décor !
La pièce était pour ainsi dire sacrée, seul Finch y avait droit de cité à l’exception du plumeau délicat d’une femme de ménage qui, née bien avant Sa Seigneurie sur les terres familiales, en prenait un soin infini.
Avant d’aller s’asseoir à son bureau pour y allumer un majestueux cigare, Peter commença par vérifier le niveau du whisky contenu dans le flacon de cristal posé parmi quelques verres sur une table basse.
— Nous avons à travailler, mais ce sera assez pour ce soir, dit-il à Finch qui partageait en général ces veillées studieuses parfois jusqu’à l’aurore.
Comme son maître, il n’éprouvait pas la nécessité de longs sommeils, estimant non sans raison que son travail auprès de Sa Seigneurie n’avait rien d’épuisant sauf dans des cas rarissimes, et que son cerveau fonctionnait beaucoup mieux à l’état de veille qu’installé sur le plus moelleux des oreillers.