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— C’est plus qu’une famille : c’est une dynastie, servie par un nombre tellement important de serviteurs qu’il est à peu près impossible qu’une ou plusieurs brebis galeuses ne s’y mélangent pas. Vous avez vu cette réception, ce faste digne des Mille et Une Nuits ? Comment voulez-vous qu’un tel flot de richesses n’éveille pas les pires instincts, et cela même chez ceux dont on pourrait supposer que leur fortune les met à l’abri des tentations ?

— Je voudrais le voir. Cela vous ennuierait si je venais demain ? demanda-t-elle à Peter.

Sans s’encombrer de politesse superflue il répondit :

— Excusez-moi, mais oui ! Il vaut mieux que nous n’entretenions pas aux yeux de tous la très respectueuse mais très réelle amitié que je vous porte, et tant qu’on n’aura pas réussi à découvrir qui, dans la tribu Astor, mène le jeu de cette horrible affaire. Mais je vous propose de nous retrouver demain chez Mary Windfield à l’heure du thé avec lady Clementine. Là, rien que de très normal, et Marie-Ange s’y rendra...

— Marie-Angéline ?

— J’ai raccourci. Ces noms français sont si compliqués ! Donc je disais qu’elle s’y rendra seule, en taxi par exemple. On vous racontera en détail et j’ai une trouvaille à vous montrer !

— Entendu ! (Puis elle ajouta par habitude :) Embrassez Adalbert !

— Non ! protesta-t-il, si indigné qu’il en bredouilla : je n’ai jamais embrassé un homme ! Seule l’accolade est convenable !

— Mille excuses ! fit-elle sans pouvoir s’empêcher de rire. Oubliez ça ! Je m’en chargerai moi-même...

À Rudolfskrone, après plusieurs jours d’anxiété, Mme von Adlerstein venait de recevoir une lettre d’une de ses nombreuses relations viennoises – son courrier était toujours abondant ! –, provenant en réalité de Birchauer, le fidèle secrétaire étant prêt à recourir à tous les moyens pour se faire pardonner l’énorme bourde commise en traitant le vol du Sancy comme une douteuse plaisanterie anglaise. Cette fois, il en disait un peu plus mais pas encore assez pour être rassurant.

Selon lui, Kledermann avait quitté Manaus avec deux pirogues pour remonter le cours de l’Amazone sans, bien sûr, préciser jusqu’où, ce qui, au fond, n’avait guère d’importance étant donné l’immensité du fleuve. Apparemment, le dernier message codé de son secrétaire ne l’avait pas atteint. Ce qui exaspéra la vieille dame :

— Chercher trois émeraudes dans la forêt vierge la plus dangereuse du monde, il faut vraiment qu’il ait perdu la tête ! Mais qu’est-ce qu’elles ont, ces fichues pierres ?

— Pour ce que j’en sais, elles pourraient être les plus grosses que l’on connaisse. Et nous, nous devons rester là à attendre que les Anglais aient mis la main sur Aldo et l’expédient en prison pour des années. Le scandale continue là-bas, si j’en crois les journaux que nous nous procurons...

L’affaire Morosini tenait en effet toujours la vedette. La seule consolation étant que le public, lui, était partagé. Il y avait les « pour » et les « contre », ceux qui connaissaient sa réputation et refusaient d’ajouter foi à une accusation que l’on jugeait grotesque.

Lisa, elle, ne décolérait pas :

— Si on l’arrête, j’étranglerai cette Ava de mes propres mains !

— Et tu te retrouveras en prison, pas la même sans doute, et en grand danger d’être pendue ! Bel héritage pour les enfants... Ce qui m’étonne, c’est que nous n’ayons pas de nouvelles de ce policier français qui est votre ami ? Et pas davantage d’Amélie de Sommières.

— Sans doute parce qu’elle n’a rien à dire pour nous réconforter. Elle est sur place, chez des amis avec Marie-Angéline, et doit se faire autant de mauvais sang que nous. Quant au commissaire principal Langlois, je vous avoue, Grand-Mère, que je n’ose l’appeler...

— Désires-tu retourner à Londres ? Au moins tu serais au cœur du problème, et Mary, une amie sûre s’il en est, t’attend sûrement !

— Mais les enfants ?

— Que veux-tu qu’il leur arrive ? Il vaut mieux être toujours au centre d’une bataille qu’à des centaines de kilomètres... surtout si tu nourris des idées homicides contre cette affreuse femme, cause de tout le mal ! ajouta-t-elle avec un sourire encourageant.

— Vous croyez ? fit-elle, hésitant visiblement.

— Enfin, pourquoi ne pas voir directement l’ambassadeur du Brésil ? Quand on s’appelle Kledermann, que de portes insoupçonnées peuvent s’ouvrir !

Lisa reprit l’avion.

Ce même jour, à l’heure du thé, l’Honorable Peter Wolsey tenait une sorte de conférence restreinte. Autour de la table à thé de Mary, Mme de Sommières, lady Clementine Sargent, l’artiste en personne et évidemment Plan-Crépin qui était bien placée pour en savoir presque autant que lui l’écoutaient relater, avec d’autant plus de passion que, contrairement à son habitude, aucune trace d’humour ne s’y mêlait, le dramatique sauvetage d’Adalbert. Quand il eut fini en les rassurant sur son état de santé dû surtout à la faiblesse, un silence suivit, mais il y avait des larmes dans les yeux de la marquise, bouleversée au point d’avaler coup sur coup deux tasses de ce thé qu’elle exécrait – mais c’était chaud et elle se sentait glacée jusqu’à la moelle des os.

— Vous l’avez sauvé et c’est une vraie joie, un soulagement aussi, mais notre pauvre Aldo ? Qu’en ont-ils fait, ces misérables ? Il doit être mort à l’heure qu’il est...

— Je ne le pense pas, répondit Peter. Pourquoi n’en tuer qu’un quand il est si facile de faire disparaître les deux ?

— Au régime où il était réduit, Adalbert n’en aurait peut-être pas eu pour longtemps ? objecta Mary.

— Plus que vous ne croyez. Il a une solide constitution et on l’alimentait. Mal sans doute mais il pouvait manger, et c’est énorme !

Mme de Sommières s’était levée et, les bras croisés sur la poitrine, se mit à aller et venir à travers la pièce afin de tenter de se calmer :

— Alors pourquoi deux poids deux mesures ? Et vous, l’extralucide, ajouta-t-elle presque agressive, qu’est-ce que vous en pensez ? Que vous disent vos voix intérieures ?

— Qu’il n’est pas mort ! Je ne sais pas où on l’a emmené ni dans quel but...

— Pourquoi pas le livrer à la police ?

— Ça aurait fait la une des journaux le lendemain même ! dit lady Clementine.

— Moi, je partage l’avis de Marie-Angéline, murmura Mary. Il y a dans cette histoire un point qui nous échappe, qui semble échapper à toute logique. Cette Ava qui débarque à Venise pour réclamer un diamant célèbre au domicile même de son propriétaire comme si c’était un objet de vitrine...

— Mais c’était un objet de vitrine, dit Peter. Astor en est si fier et l’aime tellement qu’il ne supportait pas de l’enfermer dans un coffre en banque ou même chez lui. Il était effectivement dans un coffre, mais vitré et prétendument incassable, et ne quittait une niche de sa bibliothèque que pour briller dans les cheveux de sa femme.

— C’est insensé ! s’exclama lady Clementine.

— Pas tant que ça ! Vous avez vu à quoi ressemble Hever ? Une forteresse au pont-levis et ce qui s’ensuit – fantômes y compris –, où personne n’a le droit de dormir la nuit. Il pensait bien avoir réussi là une équation difficile. Il dort sur ses deux oreilles jusqu’au soir où il voit arriver chez lui, par un temps affreux, le gendre de son meilleur ami venu lui demander asile... alors que les bonnes auberges ne manquent pas. Mais ce gendre est un expert en joyaux célèbres.

— Pourtant il ne l’a jamais vu !

— Sinon sur de vagues photos de journaux dont on ne peut pas dire qu’elles soient un modèle du genre, enchaîna Peter. Mais il est si content de le recevoir que pour une fois il fait une exception à sa sacro-sainte règle, ce que j’ai appris il y a peu ! – l’invité couchera au château, ce qui leur permettra – Nancy étant absente – de discuter joyaux une bonne partie de la nuit. Et le lendemain, c’est seulement après le départ de son hôte qu’il s’aperçoit du vol. Vous savez la suite. Sans les extravagances d’Ava, cela se serait peut-être arrangé plus facilement, mais cette demeurée se rue à Venise pour réclamer ce qu’elle croit être son dû. Déçue, elle mène un tapage d’enfer.