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— Comment le rencontrer alors ?

— Sur recommandation...

Eugénie Guénon prit un temps d’arrêt puis, après s’être assurée que personne n’était assez proche pour l’entendre :

— La princesse Damiani, ma patronne, ne jure que par lui !

— Vous pensez qu’elle consentirait à me donner...

— Un mot pour lui ? Je suis certaine que oui...

Le lendemain elle avait, dûment signée, la recommandation dont elle avait besoin pour être reçue par le signor Angelo Botti !

Si Marie-Angéline, avec sa belle imagination, s’était attendue à pénétrer dans quelque antre médiéval avec cornues, bestioles bizarres dans des bocaux, odeurs méphitiques au milieu desquels s’agitait un vieillard à longue barbe blanche, vêtu d’une dalmatique frappée des signes du zodiaque et coiffé d’un chapeau pointu, elle comprit qu’on n’était plus au Moyen Âge et que c’était du sérieux. D’ailleurs, comment imaginer l’altière princesse Damiani fréquentant ce genre d’officine ?

Le signor Angelo Botti – avec un nom pareil il ne pouvait être qu’italien – habitait le quartier Montparnasse, rue Campagne-Première, au sommet d’un bel immeuble dans un de ces appartements d’artistes qui font la joie des gens de goût. Un ascenseur la conduisit au quatrième étage devant une double porte aux cuivres étincelants. Ce faste ne l’inquiéta pas. Elle savait qu’il se faisait payer cher, et la marquise lui avait ouvert un crédit illimité...

Elle comprit tout de même qu’elle n’était pas chez M. Tout-le-Monde quand la porte lui fut ouverte par un serviteur indien à dhoti noir à boutons d’argent et strict turban blanc qui se cassa en deux à sa vue. Il ne dit pas un mot, se contentant de prendre la lettre de la princesse qu’elle lui tendait, puis, d’un geste, alla ouvrir pour elle la porte d’un petit salon où il la pria de bien vouloir attendre quelques minutes, et la laissa seule.

La pièce était sobrement meublée. Deux fauteuils confortables en velours vert sombre assorti aux doubles rideaux et une table basse où trônait un modeste bouquet de roses dans un vase de cristal, sans le moindre magazine évocateur d’interminables attentes : le maître recevait peu et une seule personne à la fois. Parfois une seule dans la journée.

Aux murs, quelques-unes de ces délicates gravures mogholes qui sont un régal pour l’œil et prédisposent à la sérénité. Mais Marie-Angéline n’était pas au bout de ses surprises. Le serviteur reparut peu après pour l’introduire dans le cabinet, et la visiteuse ne put retenir un léger frisson comme au moment de sauter un pas. Qu’allait-il pouvoir lui dire ?

Cette pièce lui sembla immense. C’était un ancien atelier d’artiste avec une grande verrière exposée au nord et que l’on pouvait occulter à volonté au moyen de rideaux coulissants sur des tringles parallèles. À moitié tirés pour l’instant. Il ne faisait pas beau et le ciel était gris. En revanche, une lampe bouillotte de cuivre peint en vert sombre éclairait le centre d’un très beau bureau Empire sur lequel il n’y avait rien d’autre qu’un bloc de papier et un stylo. Mais Plan-Crépin n’en vit pas grand-chose, quasi hypnotisée par le tableau grandeur nature qui en était le principal ornement : remarquable reproduction de La Madone à la grenade de Botticelli. La Sainte Vierge ? Chez un voyant, c’est-à-dire une sorte de personnage sentant vaguement le soufre !

Botti avait suivi son regard :

— Je suis chrétien, renseigna-t-il simplement, et il arrive que le Ciel me parle...

Cette fois, elle le regarda et ne vit plus que lui tant il était fascinant.

À première vue, c’était un homme comme les autres. De taille moyenne, habillé avec une sobre élégance d’un complet gris foncé et d’une cravate en épaisse soie violine. Il devait avoir environ cinquante ans, des traits nets, quasi romains, pensa-t-elle. Des cheveux gris simplement rejetés en arrière et des lunettes d’écaille qu’il ôta d’ailleurs aussitôt en désignant le petit fauteuil placé en face de son bureau. C’est alors que la visiteuse ne vit plus que ses yeux qui attirèrent les siens au point qu’elle eut même l’impression qu’à cet homme elle pouvait tout dire... Très sombres mais veloutés, ils étaient comme un ciel étoilé par une belle nuit d’été.

Quand elle fut assise, Botti regagna son fauteuil en face d’elle et, repoussant sur le côté la lettre de la princesse :

— Donnez-moi vos mains ! dit-il.

Presque machinalement, elle se déganta et lui obéit. Établissant ainsi un lien de chair posé sur le cuir vert du bureau. La sensation fut tout de suite très agréable tant les paumes et les doigts de Botti étaient chauds et forts. Il sourit :

— La princesse Damiani en vous présentant trace de vous un portrait rapide et superficiel. De ceux que peut écrire une femme du monde, mais c’est suffisant pour moi parce que j’en sais déjà beaucoup plus qu’elle...

— Par exemple ?

— Que vous êtes aussi un médium ! Allons ! Restez tranquille et laissez-moi vos mains. Vous le savez d’ailleurs, ou du moins vous vous en doutez. Mais pour le moment, vous avez d’abord besoin que l’on vous mette en confiance... et je vais vous parler de vous-même.

Sidérée, elle l’écouta durant de longues minutes retracer pour elle sa propre vie, depuis sa naissance au château paternel en Picardie, détruit depuis par la guerre, de ses parents, de ses études très poussées, de tout ce qui avait compté pour elle et de ses espoirs déçus de fille sans beauté qui n’attirait pas les hommes.

— Il y en a eu un pourtant, l’un de vos cousins à qui vous plaisiez, et qui vous aimait sans oser vous l’avouer tant il craignait votre langue acérée. Il est mort lui aussi. Cependant il vous aime toujours et de là-haut s’efforce de veiller sur vous... Ce qui est loin d’être facile.

— De là-haut ? Comment pouvez-vous le savoir ?

— C’est naturel : un bon médium cherche d’abord à aider ceux qui se confient à lui à moins souffrir, et il voudrait vous voir heureuse !

— C’est, pour l’instant, dans le domaine de l’impossible...

— Je sais, vous et les vôtres vous rongez d’inquiétude pour votre meilleur ami dont vous redoutez qu’il ne soit mort. Je peux vous affirmer sans crainte de me tromper qu’il est vivant !

Le cœur de Marie-Angéline se mit à battre à tout rompre :

— Vous en êtes sûr ?

— Je ne dis jamais rien sans en être sûr.

— Où est-il alors ?

— Je l’ignore. Tout ce que je peux vous certifier est qu’il est toujours vivant... mais pas dans une forme éblouissante !

— Il est malade ?

— Malheureux, plutôt...

Marie-Angéline sentit sa gorge se nouer avec une soudaine envie de pleurer que Botti capta aussitôt. Il accentua la pression de ses mains :

— Calmez-vous ! Il n’est ni mourant ni en mauvaise santé. L’expression « perdu » serait plus juste. Avez-vous apporté un objet lui appartenant ?

Elle retira doucement ses mains, sortit de son sac une cravate de soie bleu marine qu’elle lui tendit :

— J’ai pris cela dans son tiroir...

— Déjà nettoyée chez le teinturier ?

— Oui. Je la lui ai vue plusieurs fois et il est extrêmement soigneux de sa personne !

— Inutile de le préciser : cela va de soi avec un tel homme et pourtant ce n’est pas sous l’aspect d’un gentleman que je le perçois...

— Peut-être parce que, lorsqu’il a quitté Paris, il était déguisé ?

— En quoi ?

— En cinéaste américain, des tampons de caoutchouc dans la bouche qui le défiguraient, une fausse moustache. Quant à son ami Vidal-Pellicorne...

Cette fois, il ne tendit pas les mains vers elle mais se carra dans son fauteuil :