— Il est évident que je ne peux pas tout deviner. Nous gagnerons du temps si vous ne me cachez rien de ce qui s’est passé depuis le départ des deux hommes et même avant, quand Ava Astor avait fait irruption au palais Morosini en réclamant le Sancy.
Il fit alors une affreuse grimace :
— Je sais qui est cette femme que j’ai rencontrée une fois. Elle est restée très belle en dépit de son âge, mais sue la méchanceté et l’autosatisfaction par tous les pores de sa peau. C’est elle, en grande partie, qui a déchaîné le scandale dont se repaissent les journaux. Oublions-la et continuez votre histoire.
Ce qu’elle fit scrupuleusement sans qu’il bouge un cil, l’arrêtant seulement quand elle évoqua l’étrange impression ressentie quand elle avait vu pour la première fois le vieux cottage. Il sourit et ce sourire était charmant :
— Cela ne fait que confirmer ma certitude quand nos mains se sont jointes : vous êtes un véritable médium, mais afin de donner le maximum de ce don si rare, il va vous falloir de l’aide. Achevez votre récit, je vous en prie !
Elle continua donc, surprise elle-même de l’aisance avec laquelle elle s’exprimait en face de cet homme hier encore inconnu. C’était un peu comme au confessionnal, avec en plus une sorte de joie qu’elle recevait de ce puissant regard attaché au sien. Marie-Angéline ne s’interrompit qu’au moment où Langlois avait quitté la rue Alfred-de-Vigny en conseillant à Lisa de rentrer chez elle.
— Il faut qu’elle parte ! affirma-t-il. Qu’elle soit malheureuse ne fait aucun doute. Qui ne vivrait dans l’angoisse dans de telles conditions ? Seulement, elle agit sur vous sans que vous en ayez conscience et fait régner une atmosphère débilitante qui pourrait aller jusqu’à brouiller la vision.
— Comment faire ? Je ne peux tout de même pas, de but en blanc, lui dire de rentrer à Rudolfskrone ! Elle est déjà assez malheureuse ainsi !
— Justement. En se torturant, elle met son entourage mal à l’aise. Ne pouvez-vous téléphoner discrètement à sa grand-mère en lui demandant de la rappeler sous un prétexte ou sous un autre ? D’ailleurs, vous devez repartir et il ne peut être en aucun cas question de la ramener à Londres !
— Mme de Sommières s’en chargera et elle y arrivera, j’en suis certaine, en lui disant que les enfants la réclament, et c’est toujours le plus simple qui est le mieux.
Un instant de silence s’écoula à se regarder dans les yeux, puis elle interrogea timidement :
— Et sur Aldo, pouvez-vous m’en apprendre davantage ?
— Je pense, oui. Rendez-moi vos mains !
Le lien de chair rétabli, elle retrouva la même sensation de paix et de confiance que tout à l’heure.
— Qu’est-ce qui le rend malheureux ? Il est malade... ou en prison ?
— Si c’était le cas, la terre entière le saurait grâce à la presse. Je viens de vous dire qu’il était comme perdu. Il est seul, errant à travers une ville immense.
— Londres ?
— Oui, mais ce n’est plus celui qu’il connaît. C’est un Londres hostile, voire dangereux où il se sent noyé dans la partie la plus misérable de la population. Mal vêtu, crasseux, méconnaissable, il s’efforce de survivre...
— Incroyable ! Il a des amis là-bas, de vrais amis tel Adalbert qui doit inciter sir Peter à le chercher... ou Mary Windfield ? Adalbert possède même une maison à Chelsea...
— Où on a dû le chercher en premier. Il faut que vous sachiez qu’il a, en Angleterre, un ennemi impitoyable – je ne sais pourquoi – mais qui s’est juré de le détruire. Ne me demandez pas de vous le décrire, j’en suis incapable. Simplement, je le sens. C’est un adversaire qu’il faudrait abattre avant qu’il n’achève son œuvre criminelle. Or cet homme est puissant...
— Venez avec nous quand nous retournerons à Londres. Vous saurez le trouver et surtout retrouver Aldo.
— Non. Je ne suis pas sûr que cela marcherait. En revanche, vous avez ce qu’il faut pour mener cette tâche à bien mais il vous faudrait une aide...
— De qui ? Sir Peter ? Mais...
— Non. Une aide personnelle. Connaissez-vous l’usage du pendule ?
— Le pendule de Foucault ? fit-elle, ahurie.
Il se mit à rire :
— Que pourriez-vous faire, mon Dieu, de ce monument accroché à la voûte du musée des Arts et Métiers ? Mais enfin, c’est le même principe. Non, je parle d’un pendule personnel. Comme celui-ci...
D’un tiroir de son bureau, il tira un petit étui de cuir violet, d’où il sortit une sorte de fuseau d’améthyste relié à une mince chaînette d’or qu’il posa à plat sur la paume de sa main gauche.
— On appelle cette activité : la radiesthésie, elle-même issue de la rhabdomancie qui est l’art de découvrir les sources, les métaux. Certains utilisent des baguettes de coudrier mais le pendule est plus sûr, à mon avis. Je ne vais pas vous fatiguer avec son historique et me bornerai à vous apprendre qu’il est basé sur l’existence supposée du champ vibratoire dont chaque élément, chaque objet émet des ondes qui sont captées par lui. Il suffit alors d’interpréter les mouvements. S’il tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, c’est positif ; si c’est dans le sens inverse, c’est négatif. On peut s’en servir sur des plans, des cartes, des images. Ainsi quand une personne, surtout un enfant, disparaît, il est assez fréquent que la police fasse appel à un radiesthésiste, mais il faut qu’il soit très fort !
— C’est prodigieux ! s’exclama Marie-Angéline, émerveillée.
— Pas toujours et les déconvenues sont fréquentes mais, vous, je pense que vous pourriez en obtenir des renseignements utiles parce que vous êtes un véritable médium... C’est d’ailleurs pourquoi je vous offre celui-ci !
— Vous me l’offrez ? rougit Marie-Angéline, confuse. Cela doit être hors de prix ?
— Pas forcément ! Un banal anneau au bout d’un fil peut parfaitement réussir. Pour autant qu’on le sache, le premier à l’avoir utilisé, un certain Campetti, né dans le Tyrol, se servait d’un morceau de pyrite suspendu au bout d’un fil qu’il tenait à la main. Il a découvert des sources, un trésor même, et aussi les traces d’un crime...
— Mais comment ? Je ne saurais jamais en faire autant ?
— Si vous retrouvez votre ami, vous aurez fait mieux ! Et avec votre don, je suis persuadé que vous en avez le pouvoir. Je vais vous expliquer ! D’abord, vous retournez à Londres, sans son épouse. Elle émet une telle quantité d’ondes négatives que je les sens à travers vous...
— Parce qu’elle est convaincue qu’il est mort ?
— Or il ne l’est pas. Je vous l’affirme. Sur les lieux, vous vous procurerez une carte géographique de la ville et de sa banlieue aussi détaillée que possible.
— Seulement de la ville et sa banlieue ?
— Dans l’état où il est, il ne doit pas pouvoir aller bien loin ! Ce que je perçois, moi, et cela à travers vous, c’est une ombre qui erre, quasi sans discontinuer, ici et là.
— Il ne cesse jamais ? Il doit tout de même avoir besoin de dormir ?
— Oui, évidemment ! Sur un banc peut-être, ou dans un coin abrité...
Une soudaine angoisse étreignit la gorge de Marie-Angéline :
— Il est malade ? Mourant ? Il a toujours souffert des bronches qu’il a fragiles...
— Non, il donnerait plutôt l’impression d’une profonde misère ! À la limite, il serait mieux en prison ! Ce ne serait pas la première fois qu’il irait !
— Non, mais c’était loin de chez lui, dans des pays comme la Turquie où son honneur et sa réputation ne craignaient rien ! Au milieu de ce scandale qui ne veut pas se calmer, vous imaginez ?
— Oh ! Très bien ! C’est pourquoi il ne faut pas le chercher dans les beaux quartiers.