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— Personne ne le reconnaît ?

— Il doit être méconnaissable, puisqu’il se cache ! Il y aussi des abris pour indigents où il doit pouvoir se reposer un peu...

— Mais enfin, que cherche-t-il ? Où va-t-il ?

— Je ne suis pas sûr qu’il le sache. L’idéal serait d’embarquer pour la France, mais c’est loin d’être évident... Peut-être pourriez-vous enquêter de préférence aux environs de la Tamise ? À présent, je vais vous expliquer comment pratiquer le pendule avec les meilleures chances de succès !

Durant de longues minutes, Botti expliqua le maniement du pendule à sa néophyte à l’aide de cartes et de différents objets. Elle l’écoutait passionnément, buvant littéralement cet enseignement si nouveau qui ouvrait la porte à tant d’espoir.

Quand il la libéra, elle se rendit compte qu’elle était là depuis près de trois heures qui lui avaient paru durer quelques minutes, et sa confusion ne connut plus de bornes quand, ouvrant son sac en lui demandant ce qu’elle lui devait, il eut un geste de refus :

— Un médium ne fait pas payer un autre médium ! dit-il avec beaucoup de douceur, mais j’aimerais pouvoir vous considérer comme mon disciple !

— C’est moi qui en serais honorée !

— N’hésitez donc pas à revenir me voir ! J’avoue que je souhaiterais être tenu au courant par l’intérieur plus que par la presse ! Pensez alors fortement à moi, il se peut que je puisse vous aider à distance !

Il remit le petit étui violet entre leurs deux mains jointes en plongeant une dernière fois son regard dans le sien :

— Une dernière recommandation ! Vous seule et personne d’autre ne doit toucher votre pendule ! C’est essentiel car il pourrait perdre de son pouvoir ! Et n’oubliez pas vos exercices afin de vous habituer l’un à l’autre !

En se retrouvant sur le trottoir du boulevard Montparnasse, Plan-Crépin se demandait encore si elle ne se réveillait pas d’un rêve, et que ce rêve lui eût été fourni par une femme aussi futile que la princesse Damiani ajoutait à la sensation d’irréalité. Si elle n’avait senti contre sa poitrine le léger poids de l’étui – pour être sûre que personne ne le tripoterait, elle l’avait coincé dans son soutien-gorge. Mais elle ressentait une immense fierté d’avoir été élue comme élève par un homme aussi extraordinaire.

Un problème se posait : qu’allait-elle pouvoir raconter en rentrant à la maison ? Aussi, afin de réfléchir calmement, commença-t-elle par s’offrir un petit café dans l’atmosphère confortable, voire chaleureuse, du Dôme. Puis un deuxième. Autour d’elle, les gens parlaient de tout et de rien, ce qui lui permettait de s’isoler complètement.

Avec « notre marquise », nulle raison de se tourmenter : elle possédait beaucoup trop de hauteur de vue et d’intelligence pour ne pas partager la joie et l’espérance que son « fidèle bedeau » rapportait de son étrange voyage hors du temps. Mais Lisa ? Lisa dont Botti assurait qu’elle devait être réexpédiée auprès de ses petits. Sur ce point, le « médium » se trouvait confrontée à une équation difficile. Elle était si persuadée qu’Aldo n’était plus de ce monde qu’il serait cruel et injuste de lui cacher qu’il était toujours vivant. Comment, alors, allait-elle réagir ?

Elle hésita à commander un troisième café. Était-ce bien raisonnable ? Mais par un jour si mémorable, la froide raison n’avait pas grand-chose à voir. En revanche, ce qui comptait, c’était l’heure ! Il était plus que temps de rentrer. « Notre marquise » devait se ronger les sangs ! Alors, prenant son courage à deux mains, elle fit appeler un taxi... après avoir avalé le troisième café !

Mais il était écrit quelque part que ce jour-là était vraiment béni. Quand elle arriva, Lisa était au téléphone, et Mme de Sommières expliqua :

— Elle vient d’appeler Rudolfskrone pour avoir des nouvelles des enfants, et sa grand-mère lui a dit qu’Antonio avait mal à la gorge et réclamait sa mère. En temps normal, elle aurait fait venir le médecin sans autre commentaire, mais je suppose que l’idée de la savoir au cœur de cette sordide histoire l’inquiète autant que nous et qu’elle préférerait l’avoir auprès d’elle...

— Alors ?

— Elles parlent encore. Attendons, mais comptez sur moi pour pousser à la roue ! Et vous ?

— Moi ? Oh, c’est merveilleux ! Quel homme extraordinaire ! Il m’a affirmé qu’Aldo vivait !

Une étincelle de joie s’alluma dans les yeux, toujours si verts, de la marquise :

— Il en est sûr ?

— Autant qu’un tel homme peut l’être. Je viens de vivre des heures inoubliables. Je vous raconterai à huis clos parce que, s’il est toujours de ce monde, il ne serait pas en bon état. Botti a même évoqué une profonde misère... il m’a procuré aussi les moyens permettant peut-être de le retrouver... avant qu’il ne soit trop tard. Et nous devons repartir là-bas le plus rapidement possible... Alors je lui dis quoi, à elle ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil en direction du vestibule où était installé le téléphone.

— Qu’il n’est pas mort, bien sûr ! Elle va être tellement heureuse ! Mais uniquement cela !

— Nous craignons qu’elle ne veuille nous suivre...

— Ce qui est formellement déconseillé à cause de la fragilité de ses nerfs.

— Nous ferions quoi à ma place ? émit Plan-Crépin, soudain bizarrement timide, ce qui arracha un bref éclat de rire à la marquise :

— Quelle hypocrite ! Et si vous me disiez franchement que vous préféreriez que je m’en charge, au lieu de tourner autour du pot avec un air naïf qui ne vous va vraiment pas du tout ? Filez dans votre chambre avant qu’elle ne revienne ! Je lui dirai que vous êtes épuisée. Au fond, nous avons été idiotes de ne pas lui avoir raconté n’importe quoi quand la lettre de la princesse Damiani est arrivée, mais vous avez été si contente ! Si vous donnez dans l’ésotérisme, il va vous falloir apprendre à juguler vos enthousiasmes.

— Qu’allons-nous lui dire ? répéta Plan-Crépin, tout de même inquiète car elle connaissait la redoutable franchise et les méthodes directes de sa marquise.

— Qu’il est vivant ! Le reste me regarde ! Et n’écoutez pas aux portes, morbleu ! Je sais que vous adorez vous cacher derrière la pendule du parquet du salon, quand je reçois quelqu’un qui vous intéresse et que vous n’êtes pas invitée à participer à la conversation, mais ce n’est ni le jour ni l’heure ! Alors, dans votre chambre, vous êtes à demi morte d’épuisement, ordonna-t-elle, un doigt autoritaire tendu vers l’escalier. Et prenez donc l’ascenseur : cela fera plus vrai !

Retranchée dans sa chambre, Marie-Angéline, au lieu de se précipiter dans son lit les bras en croix, ne résista pas à l’envie d’entrouvrir sa porte et de s’asseoir sur une chaise basse placée à côté, mais elle eut beau tendre l’oreille qu’elle avait fine, tout ce qu’elle réussit à entendre fut un léger cri et rien d’autre.

Découragée elle partit s’étendre, une main sur son cœur... et s’endormit presque aussitôt, se donnant à elle-même la preuve qu’elle était réellement épuisée.

Le lendemain matin, elle eut la sensation d’un changement radical. D’abord Lisa, nettement moins contractée, l’embrassa avec une chaleur à laquelle elle n’était plus accoutumée car elle était par nature peu démonstrative. Puis elle annonça qu’elle rentrait en Autriche le jour même... et par avion. Il existait en effet une ligne qui, du Bourget, gagnait Vienne en six heures avec des escales à Strasbourg, à Francfort et à Prague. À destination, la voiture de sa grand-mère l’attendrait pour la conduire à Rudolfskrone. Autrement dit, ce soir elle serait auprès de ses enfants.