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— Il faut le laisser faire ! assura Plan-Crépin – après consultation du pendule. Non seulement il peut le reconnaître sous n’importe quelles frusques, mais son amitié le rend capable de le flairer à la façon d’un chien de chasse !

Encore fallait-il se rendre sur le « terrain de chasse » sans attirer l’attention, et cela, c’était le domaine de Finch. Il acheta à son nom la voiture la plus modeste qu’il pût marchander, et on se lança dans la première expédition. La nuit venue, il embarquait Adalbert, vêtu plus que sobrement, et Marie-Angéline, pratiquement invisible à force de discrétion. Mais bien entendu armée du pendule.

— Je vous emmène où ? questionna-t-il.

— Il serait quelque part du côté de White Chapel, mais ça a l’air pas mal embrouillé...

— Ça le serait même en plein jour ! L’un des quartiers les plus misérables et les plus populeux de Londres...

— Des plus mal famés aussi, précisa Peter, depuis les exploits de Jack l’Éventreur. Même sous le soleil, ce qui est rare, ce n’est pas facile de ne pas s’y perdre. Alors la nuit !

— Quand on se cache, on n’est pas difficile ! commenta Adalbert. Nous l’avons un peu exploré jadis, avec Aldo, en courant sur les traces de la « Rose d’York ». Il est vrai que nous avions un guide des plus pittoresque et froussard comme il n’est pas possible, mais bien utile. La plupart de ses discours, il les empruntait à Shakespeare. Physiquement, c’était un petit bonhomme au corps replet avec la tête d’un épagneul mélancolique.

— Quel était son métier ? interrogea Mary.

— Il était – en principe ! – journaliste et faisait les « chiens écrasés » à l’Evening Mail, mais il ne se débrouillait pas mal avec les quartiers pourris !

— On ne sait jamais, il pourrait peut-être servir ? pensa tout haut Plan-Crépin.

Ce n’était pas l’avis de Peter :

— Un journaliste, en face d’un pareil scoop ? La gloire et la carrière assurées ? Vous rêvez, chère amie !

— Vous avez sans doute raison ! soupira-t-elle en se promettant d’en toucher un mot au pendule.

Pour le moment celui-ci indiquait White Chapel, et c’est là qu’on allait !

Histoire de se rendre compte de ce que cela donnait de jour et en dépit des protestations de Mary, elle était allée s’y promener comme une domestique qui a eu des malheurs, surveillée par Finch accommodé dans le même style, et ce qu’elle avait découvert l’avait effrayée en dépit de son courage.

Elle se faufila dans les méandres d’un monde misérable. La foule encombrait une étroite ruelle encore rétrécie par les étalages volants où s’agitaient des vendeurs haillonneux vantant à grand bruit leur triste marchandise, linge effrangé, vêtements plus ou moins usagés, chaussures éculées, savates, couvre-chefs variés aussi repoussants que possible : tout se vendait... même des montres, luxe inouï, sans doute chapardées dans un quartier cossu.

Des femmes, crottées jusqu’au ventre, affublées de casquettes d’homme et serrant autour de leurs épaules des châles mités, discutaient les prix à grand fracas, ne s’interrompant que pour flanquer des taloches à des gamins dépenaillés aux doigts déjà agiles. Et des ruelles comme celle-là, on en comptait des dizaines, suivant un « tracé » délirant dans lequel il n’était pas évident de s’y reconnaître de jour. Alors qu’est-ce que cela devait être la nuit sous le vague éclairage des lampes à acétylène accrochées ici ou là ? Pourtant, avant qu’elle ne plonge dans ce bourbier, le pendule – qu’il ne pouvait être question d’exhiber – avait, avant le départ, signalé la présence d’Aldo dans un certain périmètre, mais elle n’aperçut personne présentant la moindre ressemblance... et comprit qu’elle-même pouvait être en danger quand Finch, surgissant de nulle part, envoya d’une bourrade, dans la poussière, une matrone qui prétendait explorer ses poches, et entraîna Marie-Angéline au pas de course.

Pourtant, au logis, le pendule confirmait qu’il fallait chercher de ce côté.

— Il faut à tout prix que j’y aille ! gronda Plan-Crépin, les dents serrées, et qui s’en voulait parce qu’elle devait admettre qu’elle avait peur.

Peur, elle ? La descendante de ces gens qui, pour s’en aller délivrer le tombeau du Christ, traversaient des déserts et des terres hostiles jusqu’à Jérusalem – mais la cause était sainte et le combat glorieux ! Rien à voir avec ce qu’elle avait découvert aujourd’hui, cet amoncellement de taudis, ces ruelles sans tracé défini, ce dédale où le danger accompagnait chaque pas ! Et pourtant Aldo y survivait !

Elle évoqua Botti, et son conseil germa soudain dans son esprit : s’habiller en garçon. Pauvrement vêtue, sa chevelure bâchée d’une de ces larges casquettes irlandaises comme on en voyait partout. Finch qui ne la quitterait pas, la partie devenait beaucoup plus jouable, mais on se gardait bien d’en parler à Mme de Sommières... et à lady Clementine donc !

Or les protestations les plus violentes vinrent des hommes :

— Pourquoi Finch et pas moi ? s’indigna Adalbert. Vous pensez que, pendant ce temps-là, je vais rester benoîtement ici à regarder les aiguilles de ma montre ?

— J’en ai autant à votre service ! renchérit Peter. Il vous faut absolument une escorte solide ! Vous l’aurez ! la création théâtrale a toujours été l’une de mes passions et je peux parfaitement ressembler à autre chose qu’à une gravure de mode ! En outre, je vous rappelle – discrètement ! – que Finch est sous mes ordres !

Et l’on établit le plan de campagne suivant : Finch et sa voiture emmèneraient ses trois passagers à peu près normalement habillés jusqu’aux abords immédiats du lieu de White Chapel désigné par le pendule, portant tous les trois des manteaux noirs et amples cachant leurs déguisements... et des culottes pour Marie-Angéline et son pendule. Là ils chercheraient un coin retiré pour y dissimuler la voiture dans laquelle d’ailleurs Finch resterait, faisant confiance au sens de l’orientation de son maître pour le rejoindre sans peine. Arrivés à cet endroit, ils abandonneraient les manteaux, se coifferaient de casquettes et partiraient en chasse, armés, en ce qui concernait l’élément masculin, et Plan-Crépin deviendrait un garçon comme les autres.

— Mais enfin, se révolta-t-elle, la police ne vient jamais mettre son nez dans ce cloaque ?

— Elle fait un effort de temps en temps mais cela ne représente qu’une partie de l’East End. Ses enclaves de Wapping, Mile End, Limehouse – le quartier chinois – sont aussi dangereuses les unes que les autres. Jadis on y avait accumulé les fabriques nauséabondes comme les tanneries, les déchetteries, même les poissonneries, l’exode rural y a multiplié pendant plus d’un siècle un grand nombre de pauvres gens et d’étrangers venus d’un peu partout, y amoncelant les bouges de plus en plus sordides pour en venir à ce que nous affrontons. Naturellement, l’épouvantable histoire de l’Éventreur n’a rien fait pour rehausser la réputation...

— J’ai pourtant entendu dire qu’il arrivait à des gens convenables de s’y aventurer...

— C’est surtout sur Chinatown et singulièrement Limehouse parce que le jeu clandestin y fleurit... et puis il existe des « patrons » qui en tirent des revenus aussi souterrains que confortables, et on n’envoie pas la police tuer la poule aux œufs d’or, même si c’est la pire misère qui les pond !

Le ton soudain grave de l’Honorable Peter ne se discutait pas.