De rares ombres circulaient, furtives, emballées dans des houppelandes informes qui avaient l’air de se prolonger jusqu’au sol détrempé, courbant le dos, noyées dans le brouillard qui les avalait au fur et à mesure.
— On jette un coup d’œil au fameux « Chrysanthème » ? proposa Peter.
— Ça me paraît trop éclairé, répondit Plan-Crépin, avisant le vague quinquet qui rougeoyait derrière une vitre sale. Et puis il n’y est pas ! Allons plutôt par là !
Elle s’avança dans un boyau obscur qui suivait plus ou moins le cours de la Tamise, fouillant de ses yeux plissés par l’attention le moindre recoin. L’obscurité était si dense que c’était à peine si elle pouvait suivre les indications du pendule... mais il oscillait toujours et c’était cela qui comptait. Et puis soudain il s’arrêta...
— Non ! Oh, non !
Elle avait presque crié.
— Que se passe-t-il ? demanda la voix angoissée d’Adalbert.
Ce qui sortit de sa gorge étranglée était à peine audible :
— Il... il ne bouge plus ! Mon Dieu, par pitié ne nous faites pas ça ! Pas lui, pas ainsi !
La sentant au bord de la crise de nerfs, Adalbert prit ses deux mains pour les serrer entre les siennes d’autant plus fermement qu’il se sentait lui-même au bord de la panique.
— Dans ces quartiers, un coup de couteau est vite venu ! murmura Peter. La plupart du temps sans que l’on sache d’où il vient !
Mais il se hâta d’ajouter, bouleversé par le chagrin de cette fille qu’il croyait en fer :
— Ne serait-ce pas parce qu’il aurait pu changer de direction ?
— ... emporté par un char volant car je ne pense pas qu’il dispose du moindre moyen de locomotion ? Le pendule me l’aurait dit ! Non ! J’ai peur...
— Et si vous essayiez malgré tout « la » question fatidique ?
De toute façon, elle l’aurait posée, même si elle n’y croyait plus :
— Si cela peut vous faire plaisir...
D’une main mal assurée, elle sortit la photo d’Aldo et son petit guide d’améthyste, se concentra de son mieux :
— Vivant ? interrogea-t-elle, et presque aussitôt sa voix se brisa dans un étranglement joyeux...
— Vivant ! clama-t-elle, soudain envahie de bonheur. Vivant... mais ailleurs ! On ne sait où ?
Ils ne pouvaient pas deviner qu’Aldo avait trouvé une barque et que, couché au fond, il descendait la Tamise avec pour la première fois l’espoir au cœur.
Il n’avait rien pour se guider sinon une paire de rames au fond de l’embarcation, mais il préférait ne pas s’en servir avant le jour... Il en profita pour dormir malgré la faim qui le tenaillait. Son dernier morceau de pain, il l’avait mangé la veille...
Rentrée chez Mary, l’équipe ne perdit pas une minute pour tenter de comprendre ce qui s’était passé. Secouée par la montée de désespoir qui l’avait secouée, Marie-Angéline ne se sentait pas au meilleur de sa forme et ce fut Mary qui prit l’initiative de demander conseil à Botti. Ce que l’on fit. Naturellement, il voulut parler à son élève :
— Pour moi, lui dit-il, il n’y a pas de doute : il doit essayer de quitter les eaux anglaises, après quoi il n’aura qu’à s’en remettre à n’importe quel bateau français et à se réclamer du chef de la Sûreté...
— Que pouvons-nous faire ?
— Tenter de le repérer et descendre le fleuve, vous aussi. Il doit être dans une barque. Ce ne sera pas facile parce que la Tamise est large et encombrée... mais en prenant un canot à moteur afin de le sortir des eaux anglaises au plus vite ! Là, il sera sauvé... Ah, j’ai une nouvelle pour vous ! Je ne sais pas comment il s’y est pris mais son beau-père vient d’arriver à Londres. À renfort de relais d’avions, je suppose.
— Il en possède un !
— C’est beau, la grande fortune ! Quant à vous et à votre équipe, courage ! Vous approchez du but !
À peine touché le sol anglais, Moritz Kledermann avait pris une chambre au Savoy, loué une Rolls avec chauffeur et s’était fait conduire à Hever Castle. Les affichettes qu’il avait rencontrées sur son chemin à travers la ville n’avaient pas peu contribué à la colère qui ne le lâchait pas depuis son échange de télégrammes avec Astor, et il était hors de lui quand sa voiture embouqua le pont-levis où les gardes eurent juste le temps de se rejeter en arrière pour ne pas être renversés.
— Ah, c’est vous ? fit le lord, apparu sur le seuil comme par magie.
— Cela vous étonne ?
— Je ne vous attendais pas si tôt !
— Tôt ou tard, sachez que je ne me contenterai pas de fumeuses explications, tandis que vous déshonorez tranquillement ma famille ! Morosini, un voleur ? Vous ne seriez pas devenu fou ?
Autour d’eux les domestiques n’en perdaient pas une miette. Embarrassé, Astor proposa :
— Allons chez moi ! Je ne tiens pas à la publicité !
— Personne n’y tient... À part cette garce d’Ava qui n’est heureuse que lorsqu’elle a l’occasion de nuire. Il semblerait qu’elle ait réussi grâce à votre aide, ce que je n’aurais jamais cru possible. Je vous croyais mon ami et, n’en ayant pas pléthore, je choisis bien en général !
Tout en parlant, ils avaient gagné ce que Moritz Kledermann appelait naguère encore en riant le « sanctuaire du Sancy ». D’un geste, Astor désigna l’emplacement vide :
— Voyez ! Il n’est pas parti tout seul !
— Racontez ! intima brièvement le banquier. Non, merci ! se hâta-t-il d’ajouter comme Astor tendait la main vers un carafon de whisky. Je ne bois qu’avec mes amis et je ne suis pas sûr que vous en soyez encore, puisque vous refusez ma parole !
Astor rougit jusqu’aux ouïes mais n’insista pas. Il détailla comment le fameux soir, alors que le temps était épouvantable, Morosini, qui avait rendez-vous avec lord Allerton pas bien loin, et avait trouvé visage de bois – Allerton avait été appelé ailleurs –, était venu lui demander l’hospitalité en raison de ses bronches fragiles...
— Il était sur le chemin du retour pour Venise.
— C’est ce qu’il prétend ! ricana le lord. En fait il était ici, avec moi. Nancy, elle, était absente et j’ai eu soudain envie d’en profiter. Bavarder avec un tel expert et cela toute la nuit, quel rêve ! Aussi avons-nous dîné ensemble et, au lieu de l’envoyer dormir dans votre cottage, je l’ai retenu au château et nous avons causé !
— De quoi ? s’étonna Kledermann, narquois. Vous avez été, je pense, ébloui par son érudition ?
— Eh bien non, et j’avoue avoir été déçu, mais il s’en est expliqué en disant que peut-être la fièvre le chamboulait...
— Ben voyons ! ricana le banquier. Alors vous lui avez montré sa chambre ! Il n’a pas trop dérangé le fantôme de la reine Anne ?
— Je ne sais pas. Je n’ai rien entendu, mais quand j’ai voulu le rejoindre pour partager le breakfast avant son départ, il avait disparu sans même laisser un merci ! Le Sancy aussi ! Là-dessus, Ava, folle de colère, a donné le mot de l’énigme.
— Et vous l’avez crue ? Je vous pensais plus intelligent que cela !
Le mot, trop dédaigneux pour n’être pas franchement maladroit, réveilla la colère du maître d’Hever :
— Je suis peut-être idiot mais je m’en tiens là. Un homme est venu et dans cette vitrine il y avait un diamant de plus de 55 carats. L’homme est reparti et le diamant s’est envolé. Donc, qu’il reprenne sa place et vous aurez droit à mes excuses. Jusqu’à cela, je ne retirerai pas ma plainte... et votre beau gendre tâtera de la prison !
Une idée soudaine traversa l’esprit de Kledermann :
— Il est vraiment beau, n’est-ce pas ?
— Qui ? Votre voleur ? J’avoue que, sur ce chapitre-là aussi, j’ai été un peu déçu.