Pour sa part, Mary téléphona à Rudolfskrone.
Lisa et elle pleuraient presque autant l’une que l’autre. Quant à Mme von Adlerstein, si peu facile à émouvoir cependant, elle « reniflait » de façon aussi peu aristocratique que possible et crut suffoquer quand la petite Amelia, « l’âme jumelle » d’Antonio, les enfants de Lisa et d’Aldo, lui tendit un mouchoir avec la gravité de ses six ans.
D’abord interloquée, la vieille dame éclata de rire, enleva l’enfant dans ses bras pour la couvrir de baisers :
— Tu es trop mignonne, toi !
12
L’inimaginable
Seuls, ceux de l’équipe de secours ne savaient s’ils devaient réellement se réjouir et si ce grand bonheur ne risquait pas de se changer en cauchemar. La raison en était simple autant qu’angoissante. Plan-Crépin avait perdu ses pouvoirs. Le pendule ne réagissait plus. Cela tenait à ce qu’elle avait trop sollicité ses nerfs, et le petit guide d’améthyste semblait mort. Il restait strictement immobile et la malheureuse se demandait si elle n’était pas en train de devenir folle.
Son premier mouvement avait été de se précipiter sur le téléphone et d’appeler Angelo Botti à son secours, mais une catastrophe n’arrivant jamais seule, le grand médium victime d’un accident était en clinique et dans l’incapacité totale de répondre. Ses jours n’étaient pas en danger mais, pour employer une expression vulgaire, il était « aux abonnés absents »...
Alors, durant tout cette nuit, personne ne dormit, que ce soit chez l’un ou chez l’autre. En revanche, on pria beaucoup et, faute de pendule secourable, Marie-Angéline ne quitta pas son chapelet...
Comme il y a déjà été fait allusion, aucun cadavre de la Tamise n’échappait à la vigilance du sergent Worraby, de la brigade fluviale, devenu en quelque sorte une légende. C’était le champion du repêchage des noyés, peut-être parce qu’une seule chose au monde l’intéressait : la vie intérieure de la Tamise qu’il voulait aussi propre que possible.
Il appartenait à la Fluviale depuis vingt-cinq ans et exerçait naturellement de nuit. De jour, c’était l’enfance de l’art que repérer un objet insolite flottant paresseusement en surface. Mais la nuit ? Célibataire endurci, Worraby se souciait fort peu de son avancement. Il n’avait pas besoin d’argent et ne concevait pas d’horizon plus séduisant que sa Tamise, ses quais mouvementés, ses docks, ses odeurs, ses relents de vase épaisse et tenace, et ses eaux lourdes qui recélaient pour lui toutes les fascinations de l’inconnu.
Tout cela avait fini par doter Worraby d’une sorte de sixième sens, et les jeunes policiers qui faisaient leur apprentissage avec lui prétendaient qu’il possédait un radar personnel pour détecter les noyés. Alors qu’on ne remarquait rien d’anormal, le sergent, parcourant du regard une étendue d’eau apparemment déserte, ordonnait de foncer droit sur un certain point connu de lui seul. Les apprentis suivaient avec plus ou moins de bonheur les directives de leur chef qui ne leur ménageait pas ses encouragements, usant en virtuose d’un vocabulaire direct et coloré. En fait il connaissait son fleuve comme on connaît sa maison ou le chemin de son bureau. Tous ses aspects, toutes ses particularités lui étaient familiers : ses remous, ses tourbillons, ses eaux mortes, ses différentes profondeurs et tous les recoins où la marée haute pouvait déposer un corps que la marée basse s’efforçait ensuite de récupérer.
Pour le sergent, le problème était simple : il fallait arracher ses noyés à la Tamise, leur donner une sépulture, afin de leur éviter d’errer lamentablement entre deux eaux pour réapparaître inopinément en plein jour et dans les endroits les moins souhaitables : par exemple au flanc d’un yacht ou d’un paquebot au moment de l’embarquement des passagers...
Quand cela arrivait, il s’informait de l’heure exacte et, sans prendre la peine de consulter l’annuaire des marées qu’il connaissait par cœur, il déclarait que le noyé venait d’un endroit précis du fleuve, était tombé à l’eau à tel ou tel endroit... et ne se trompait pratiquement jamais !
La nuit où Aldo avait disparu, l’air était frais et la brume qui flottait sur la Tamise menaçait de se transformer en brusque brouillard, assez rare d’ailleurs à cette époque de l’année. Au bord de sa vedette, Worraby et ses deux acolytes, Bill Wall et Tom Carpenter, patrouillaient, remontant le fleuve en direction de Waterloo Bridge sans se presser. La marée dont le coefficient était faible approchait de l’étale. Assis à l’avant, sous le roof, Tom Carpenter tenait la barre. À l’arrière, Worraby inspectait l’eau. Les deux garçons bavardaient. Worraby y mêlait de temps en temps son grain de sel puis se penchait de nouveau pour inspecter la nuit...
Soudain, il fit claquer ses doigts :
— Lumière, Tom !
Le projecteur fixé sur le toit de la vedette s’alluma et son pinceau balaya au milieu de cette immensité noire et brumeuse un point presque précis :
— Il y en a un là ! Foncez, que diantre !
— Tu vois quelque chose, toi ? chuchota Tom.
— Rien du tout ! Un vague reflet peut-être ?
— Lui voit et ça doit suffire ! Ça va lui faire un exploit de plus !
En approchant, ils virent un homme. Enfin probablement, puisque le chef le disait ! Celui-ci d’ailleurs bramait :
— La gaffe ! Encore un malheureux qui en a eu marre de la vie. D’après ce que je distingue, ça a l’air d’être un pauvre type ! Laissez-moi passer !
En posant un pied sur une banquette et l’autre sur le plat-bord, Worraby brandit d’un geste majestueux son bras droit armé de la gaffe... Malgré son âge et son poids, le sergent était encore agile et ses mouvements n’avaient rien perdu de leur précision. Du premier coup, le crochet de la gaffe agrippa ce qui ressemblait à une ceinture façonnée d’un bout ce corde et le tira vers l’embarcation en prenant grand soin de ne pas faire basculer le corps.
— Y a peut-être pas très longtemps qu’il est là ? avança Tom, mais le sergent fit la moue :
— M’a l’air en sale état ! De toute façon la règle est la même pour tout le monde : faut le ramener au poste !
Le moteur vrombit, la vedette manœuvra et fonça vers le poste de secours, tandis que Worraby, penché sur le corps, tentait les gestes de premiers secours, sourcils froncés. On l’entendit marmonner :
— C’en est peut-être fallu de peu... Et encore ! Rien de sûr !
Jamais Mme de Sommières n’avait passé une si bonne nuit ! Toute la presse proclamait l’innocence du prince Morosini, mais sir John Sargent ne comprenait pas pourquoi le héros ne s’était pas encore présenté et pensa qu’il était peut-être trop bien caché pour être seulement au courant. C’est alors que, s’étant rendu à la police de la Cité pour une affaire personnelle, il entendit vanter – un peu sur le mode jaloux – le nouvel exploit du « repêcheur de noyés ».
— Et un triomphe pour Worraby ! Et un repas de moins pour les poissons de la Tamise ! C’est pas possible, il n’est pas fait comme tout le monde, ce type !
— On sait qui c’est ?
— Pourquoi le saurait-on ? On a parlé d’un clochard ! Est-ce que ça a un état civil, un clochard ? Un pauvre mec de plus qui en aura eu ras le bol de la vie ! C’est la fosse commune qui l’attend !
Inquiet malgré tout mais sur le ton de la simple curiosité, le colonel s’enquit de l’endroit où l’on mettait les « clients » de Worraby et on lui indiqua la morgue d’un des hôpitaux du fleuve. Il s’y rendit tout droit, demandant à voir le corps :