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Aux derniers jours de mars, le matin s’était levé sans un nuage dans le ciel. Je marchais sur le chemin de l’école et, à mon grand bonheur, l’ombre devant moi semblait bien me correspondre.

Je m’arrêtai devant la boulangerie où je retrouvais toujours Luc, sa maman m’adressa un bonjour derrière la vitrine. Je le lui rendis aussitôt et profitai que Luc ne soit pas encore descendu pour étudier de plus près ce qui se passait sur le trottoir. Aucun doute, j’avais retrouvé mon ombre. Je reconnaissais même les mèches que maman essayait systématiquement d’aplatir sur mon front avant mon départ à l’école, en me disant que j’avais des épis de blé qui poussaient au milieu du crâne, comme mon père. C’est peut-être à cause de ça qu’elle s’en prenait à eux tous les matins.

Avoir retrouvé mon ombre était une sacrée bonne nouvelle.

Mon problème maintenant était de faire bien attention à ne plus la perdre et surtout à ne pas en emprunter une autre. Luc avait probablement raison, le malheur des autres, ça devait être contagieux, j’avais été malheureux tout l’hiver.

— Tu vas regarder longtemps tes pieds ? me demanda Luc.

Je ne l’avais pas entendu arriver, il m’entraîna en me donnant une tape sur l’épaule.

— Dépêche-toi, on va finir par être en retard.

Il se passe une chose étrange à l’arrivée du printemps.

Certaines filles changent de coiffure, je ne l’avais pas remarqué avant mais là, en regardant Élisabeth au milieu de la cour, c’était devenu une évidence.

Elle avait défait sa queue-de-cheval et ses cheveux lui tombaient aux épaules. Ça la rendait beaucoup plus belle, et moi, sans que je comprenne pourquoi, beaucoup plus triste.

Peut-être parce que je devinais qu’elle ne poserait jamais son regard sur moi. J’avais gagné l’élection du délégué de classe mais Marquès avait gagné le coeur d’Élisabeth, et je ne m’étais rendu compte de rien. Trop occupé par mes stupides tracas avec les ombres, je n’avais rien vu venir, rien entendu de leur complicité qui se nouait dans mon dos pendant que j’occupais le premier rang de la salle de classe. Je n’avais pas repéré le petit stratagème d’Élisabeth qui reculait d’un rang de semaine en semaine, chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Elle avait d’abord changé de place avec Anne, puis avec Zoé, jusqu’à atteindre son but sans que personne découvre sa manoeuvre.

J’ai tout compris le premier jour du printemps, au milieu de la cour, en regardant ses beaux cheveux qui lui tombaient aux épaules et ses yeux bleus posés sur Marquès alors qu’il triomphait au basket. Plus tard, j’ai vu sa main prendre la sienne et j’ai serré mes doigts à m’en marquer les paumes avec mes ongles. Et pourtant, la voir aussi heureuse me faisait quelque chose d’étrange, comme un élan dans la poitrine. Je crois que l’amour, c’est triste et merveilleux.

Yves est venu me rejoindre sur mon banc.

— Qu’est-ce que tu fais là tout seul au lieu d’aller jouer avec les autres ?

— Je réfléchis.

— À quoi ?

— À quoi ça sert d’aimer.

— Je ne suis pas certain d’être la personne la plus qualifiée pour te répondre.

— C’est pas grave, je crois que je ne suis pas le garçon le plus qualifié pour poser cette question.

— Tu es amoureux ?

— C’est fini, la femme de ma vie en aime un autre.

Yves s’est mordu les lèvres, et ça m’a vexé. J’ai voulu me lever, mais il m’a retenu par le bras et m’a obligé à me rasseoir.

— Reste, nous n’avons pas fini notre conversation.

— De quoi vous voulez qu’on parle ?

— D’elle, de qui veux-tu qu’on parle !

— C’était perdu d’avance, je le savais, mais je n’ai pas pu m’empêcher de l’aimer quand même.

— Qui est-ce ?

— Celle qui tient la main du grand malabar, là-bas, près du panier de basket.

Yves a regardé Élisabeth et a hoché la tête.

— Je comprends, elle est jolie.

— Je suis trop petit pour elle.

— Cela n’a rien à voir avec ta taille. Ça te fait de la peine de la voir avec Marquès ?

— À votre avis ?

— Ce serait peut-être mieux que la femme de ta vie soit celle qui te rend heureux, non ?

Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Évidemment, dit comme ça, ça donnait à réfléchir.

— Alors peut-être que ce n’est pas elle, la femme de ta vie ?

— Peut-être..., ai-je répondu à Yves en soupirant.

— As-tu déjà pensé à faire la liste de tout ce dont tu aurais envie ? me demanda Yves.

J’avais commencé cette liste depuis longtemps. À l’époque où je croyais encore au Père Noël, je la lui postais chaque 22

décembre. Mon père m’accompagnait jusqu’à la boîte aux lettres au bout de la rue et il me portait pour que je glisse l’enveloppe dans la fente. J’aurais dû deviner la supercherie, il n’y avait ni adresse, ni timbre. J’aurais dû me douter que mon père nous quitterait un jour. On commence par un mensonge et on ne sait plus comment s’arrêter. Oui, j’avais entamé la rédaction de cette liste à six ans, et chaque année je la complétais et la raturais. Devenir pompier, vétérinaire, astronaute, capitaine de marine marchande, boulanger pour être heureux comme la famille de Luc, j’avais eu envie de tout cela. Avoir un train électrique, une belle maquette d’avion, manger une pizza avec mon père un samedi, réussir ma vie et emmener ma mère loin de la ville où nous vivions. Lui offrir une belle maison où passer ses vieux jours sans plus jamais devoir travailler, ne plus la voir rentrer si fatiguée le soir et effacer de son visage la tristesse que je lisais parfois dans ses yeux, cette tristesse qui me tordait le ventre comme un coup de poing de Marquès quand il vous frappe à l’estomac.

— Je voudrais, reprit Yves, que tu fasses quelque chose pour moi, quelque chose qui me ferait vraiment plaisir.

Je le regardais en attendant qu’il me dise ce qui lui ferait tant plaisir.

— Tu pourrais rédiger une autre liste pour moi ?

— Quel genre ?

— La liste de tout ce que tu ne voudrais jamais faire.

— Comme quoi ?

— Je ne sais pas, moi, cherche. Qu’est-ce que tu détestes le plus chez les adultes ?

— Quand ils vous disent « Tu comprendras quand tu auras mon âge ! »

— Eh bien écris sur la liste des choses que tu ne voudras jamais dire lorsque tu seras adulte : « Tu comprendras quand tu auras mon âge ! » Autre chose qui te vienne à l’esprit ?

— Dire à son fils qu’on ira manger une pizza avec lui le samedi et ne pas tenir sa promesse.

— Alors ajoute à ta liste « Ne pas tenir une promesse faite à mon fils ». Tu as compris l’idée maintenant ?

— Je crois, oui.

— Lorsqu’elle sera complète, apprends-la par coeur.

— Pour quoi faire ?

— Pour t’en souvenir !

Yves avait dit ça en me donnant un coup de coude complice.

J’ai promis d’écrire cette liste dès que possible et de la lui montrer afin qu’on en discute ensemble.

— Tu sais, a-t-il ajouté alors que je me levais, avec Élisabeth, ce n’est peut-être pas définitivement perdu. Une belle rencontre, c’est parfois aussi une question de temps. Il faut se trouver l’un l’autre au bon moment.

J’ai laissé Yves et j’ai rejoint ma salle de classe.

Ce soir-là, dans ma chambre, j’ai pris une feuille de papier, je l’ai glissée sous mon cahier de mathématiques, et dès que maman est allée ranger la cuisine, j’ai commencé ma nouvelle liste. En m’endormant, j’ai réfléchi à ma conversation avec Yves ; pour Élisabeth et moi, je crois bien que cette année, c’était pas le bon moment.