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Au mois d’août maman eut droit à dix jours de congés. Nous avons emprunté la voiture d’une de ses amies et nous avons roulé jusqu’à la mer. C’était la deuxième fois de ma vie que je m’y rendais.

Ça vieillit pas la mer, la plage était pareille la dernière fois.

C’est dans ce petit village au bord de l’eau que j’ai rencontré Cléa. Une fille bien plus jolie qu’Élisabeth. Cléa était sourde et muette de naissance, une amie faite pour moi, nous nous sommes tout de suite très bien entendus.

Pour compenser sa surdité, Dieu a donné de grands yeux à Cléa, ils sont immenses, c’est ce qui fait toute la beauté de son visage. À défaut d’entendre elle voit tout, aucun détail ne lui échappe. En fait, Cléa n’est pas vraiment muette, ses cordes vocales sont intactes, mais comme elle n’a jamais pu entendre les mots, elle ne sait pas les prononcer. Ça semble assez logique.

Quand elle essaie de parler, les sons rauques qui sortent de sa gorge font un peu peur au début, mais dès qu’elle rit, alors sa voix ressemble à la musique d’un violoncelle et j’adore le violoncelle. Ce n’est pas parce que Cléa ne dit rien qu’elle est moins intelligente que les autres filles de son âge. Bien au contraire, elle connaît des poésies par coeur qu’elle récite avec les mains. Cléa se fait comprendre par des gestes. Ma première amie sourde et muette a un caractère bien trempé. Pour dire qu’elle a envie d’un Coca-Cola, par exemple, elle fait des trucs incroyables avec ses doigts, et ses parents devinent aussitôt ce qu’elle veut. J’ai tout de suite appris comment on dit « non » en langage des signes quand elle a demandé si on pouvait avoir une deuxième glace.

J’avais acheté une carte postale au bazar de la plage pour écrire à mon père. J’ai rempli la partie gauche en m’appliquant à écrire tout petit, vu le manque de place, mais au moment de remplir les lignes à droite, mon crayon est resté suspendu dans le vide, et moi avec. Je ne savais pas où l’adresser. Me rendre compte que j’ignorais où vivait mon père m’a fichu un de ces coups... J’ai repensé à la petite phrase d’Yves sur le banc de la cour, quand il me disait que l’avenir était devant moi. Assis sur le sable, je ne voyais devant moi que les mouettes plonger dans l’eau pour attraper des poissons, et ça me ramenait aux parties de pêche avec papa.

La vie peut basculer à une vitesse incroyable. Tout va très mal et soudain un événement imprévu change le cours des choses.

J’avais envie d’une autre existence, je n’avais eu ni frère ni soeur, mais, comme Luc, je réfléchissais à mon avenir. L’été de ces vacances au bord de la mer avec maman, ma vie a chaviré.

Dès que j’ai rencontré Cléa, j’ai su que plus rien ne serait comme avant. Le jour de la rentrée, les copains seraient verts de jalousie en apprenant que j’avais une amie sourde-muette, je me réjouissais de voir la tête que ferait Élisabeth.

Cléa dessine des mots dans l’air, de la poésie atmosphérique.

Élisabeth ne lui arrive pas à la cheville. Mon père disait qu’il ne faut jamais comparer les gens, chaque personne est différente, l’important est de trouver la différence qui vous convient le mieux. Cléa était ma différence.

Par une fin de matinée ensoleillée, la première depuis le début de notre séjour, Cléa s’est approchée de moi alors que nous nous promenions sur le port. Jamais nous n’avions été si proches. Nos ombres se frôlaient sur la jetée, j’ai eu peur et j’ai fait un pas en arrière. Cléa n’a pas compris ma réaction. Elle m’a regardé longuement, j’ai vu du chagrin dans ses yeux, puis elle est partie en courant. J’ai eu beau l’appeler de toutes mes forces, elle ne s’est pas retournée. Quel crétin, elle pouvait pas m’entendre ! J’avais rêvé de lui prendre la main dès les premiers instants de notre rencontre. Face à la mer, nous aurions eu plus belle allure qu’Élisabeth et Marquès sous leur pauvre marronnier de cour d’école. Si j’avais reculé, c’est parce que je ne voulais surtout pas lui voler son ombre. Je ne voulais rien savoir d’elle qu’elle n’ait voulu me dire avec ses mains. Cléa ne pouvait pas deviner ça et mon mouvement de recul lui avait fait de la peine.

Le soir, je n’ai pas cessé de réfléchir à la façon de me faire pardonner et de nous réconcilier.

Après avoir pesé le pour et le contre, je me suis convaincu qu’il n’y avait qu’un seul moyen de réparer le mal que je lui avais fait : lui dire la vérité. Partager mon secret avec Cléa était à mes yeux la seule solution si je voulais vraiment qu’on apprenne à se connaître. À quoi ça sert de vouloir se lier à quelqu’un, si on ne prend pas le risque de lui faire confiance ?

Restait à trouver comment le lui révéler. Mon niveau en langage de sourd-muet était encore assez limité et je manquais de gestes pour lui raconter une telle histoire.

Le lendemain, le ciel était couvert. Agenouillée sur un rocher au bout de la jetée, Cléa jouait à faire des ricochets en lançant des galets dans l’eau. Sa mère, trop heureuse qu’elle ait un ami, m’avait confié que c’était son refuge, elle s’y rendait chaque matin. Je suis allé à sa rencontre et me suis assis près d’elle.

Nous avons regardé un long moment les vagues venir se fracasser contre la grève. Cléa faisait comme si je n’étais pas là, elle m’ignorait. J’ai réuni toutes mes forces et j’ai avancé ma main vers la sienne, espérant la frôler, mais Cléa s’est levée et elle s’est éloignée en sautillant de rocher en rocher. Je l’ai suivie, je me suis planté face à elle et j’ai pointé du doigt nos ombres, qui s’étiraient sur la jetée. Je lui ai demandé de ne pas bouger, j’ai fait un pas de côté et mon ombre a recouvert la sienne. Puis j’ai reculé et les yeux de Cléa sont devenus encore plus grands. Elle a tout de suite compris ce qui venait de se passer. Pour quelqu’un d’un tant soit peu observateur, ce n’était pas si difficile, l’ombre devant moi avait les cheveux longs, celle devant elle, les cheveux courts. Je me suis bouché les oreilles, en espérant que son ombre serait aussi muette qu’elle, mais j’ai tout de même eu le temps de l’entendre me dire « Au secours, aide-moi ». Je me suis agenouillé et j’ai crié « Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi ! » et j’ai aussitôt fait en sorte que nos ombres se recouvrent à nouveau pour que tout rentre dans l’ordre.

Cléa a dessiné un grand point d’interrogation dans l’air. J’ai haussé les épaules et cette fois, c’est moi qui suis parti. Cléa courait derrière moi, j’ai eu peur qu’elle glisse sur les rochers, j’ai ralenti l’allure. Elle m’a pris par la main, elle aussi voulait partager un secret avec moi. Pour que nous soyons quittes.

Au bout de la jetée se dresse un petit phare de rien du tout. À

le regarder planté là tout seul, on dirait que ses parents l’ont abandonné et qu’il a cessé de grandir. Sa lanterne est éteinte, il n’éclaire plus la mer depuis longtemps.

Ce vieux phare abandonné au bout de la jetée, c’est le vrai lieu secret de Cléa. Depuis qu’elle me l’a fait découvrir, elle m’y emmène dès que nous nous retrouvons. Nous passons sous la chaîne à laquelle se balance un vieux panneau rouillé sur lequel est écrit Accès interdit, nous poussons la porte en fer dont la serrure rongée par le sel a rendu l’âme et grimpons l’escalier jusqu’au balcon de veille. Cléa monte la première à l’échelle qui mène à la coupole et nous restons là des heures entières à guetter les bateaux et scruter l’horizon. Cléa dessine les vagues d’un délicat mouvement du poignet gauche et sa main droite ondule pour figurer les grands voiliers qui croisent au large.