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Quand le soleil décline, elle fait un cercle en joignant ses pouces et ses index, elle fait glisser derrière mon dos le soleil inventé par ses mains, puis son rire de violoncelle envahit tout l’espace.

Le soir, lorsque maman me demande où j’ai passé ma journée, je lui parle d’un endroit sur la plage, à l’opposé d’un phare qui n’appartient qu’à Cléa et à moi, un petit phare de rien du tout, un phare abandonné que nous avons adopté.

Le troisième jour des vacances, Cléa n’a pas voulu monter à la coupole, elle est restée assise au pied du phare et j’ai deviné à son air renfrogné qu’elle attendait quelque chose de moi. Elle a sorti un petit bloc-notes de sa poche et a griffonné sur une feuille de papier qu’elle m’a tendue : « Comment fais-tu ça ? »

À mon tour j’ai pris son bloc-notes pour lui répondre.

— Fais quoi ?

— Ton truc avec les ombres, a écrit Cléa.

— Je n’en ai pas la moindre idée, c’est venu comme ça et je m’en serais bien passé.

Grattement de crayon sur la feuille de papier, Cléa a raturé sa ligne, elle avait changé d’idée en cours d’écriture. Sous le trait j’avais pu quand même lire « Tu es fou ! » mais elle avait finalement préféré me dire « Tu as de la chance, est-ce que les ombres te parlent ? »

Comment elle avait pu deviner ? J’étais incapable de lui mentir.

— Oui !

— Est-ce que la mienne est muette ?

— Non, je ne crois pas.

— Tu ne crois pas ou tu en es sûr ?

— Elle n’est pas muette.

— C’est normal, moi non plus je ne suis pas muette dans ma tête. Tu veux bien parler avec mon ombre ?

— Non, j’aime mieux parler avec toi.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— Rien d’important, c’était trop court.

— Elle a une jolie voix, mon ombre ?

Je n’avais pas saisi toute l’importance, pour Cléa, de la question qu’elle venait de me poser. C’était comme si une personne aveugle me demandait à quoi ressemblait son reflet dans un miroir. La différence de Cléa se trouvait dans son silence, ça la rendait unique à mes yeux, mais Cléa rêvait de ressembler à n’importe quelle autre fille de son âge, une fille qui pourrait s’exprimer autrement que par signes. Si elle avait su combien sa différence était belle.

J’ai pris le crayon.

— Oui, Cléa, la voix de ton ombre est claire, ravissante et mélodieuse. Elle te correspond parfaitement.

J’ai rougi en écrivant ces lignes et Cléa aussi en les lisant.

— Pourquoi es-tu triste ? m’a demandé Cléa.

— Parce que les vacances vont forcément finir et que tu vas me manquer.

— Nous avons encore une semaine devant nous, et puis si tu reviens l’an prochain, tu sauras où me trouver.

— Oui, au pied du phare.

— Je t’y attendrai dès le premier jour des vacances.

— Tu promets ?

Cléa a dessiné une promesse avec ses mains. C’est bien plus beau qu’avec des mots.

Une éclaircie perçait le ciel, Cléa leva la tête et écrivit sur le bloc-notes :

— Je voudrais que tu marches encore sur mon ombre, que tu me dises ce qu’elle te raconte.

J’ai hésité, mais j’ai voulu lui faire plaisir, alors je me suis avancé vers elle. Cléa a posé ses mains sur mes épaules et s’est approchée tout près de moi. J’avais le coeur qui battait à cent à l’heure, je ne prêtais aucune attention à nos ombres, seulement aux yeux immenses de Cléa qui se rapprochaient de mon visage, à m’en faire loucher. Nos nez se sont frôlés, Cléa a jeté son chewing-gum, mes jambes étaient toutes molles, j’avais l’impression que j’allais m’évanouir.

J’ai entendu dire dans un film que les baisers avaient un goût de miel, avec Cléa ils avaient le goût du chewing-gum à la fraise qu’elle avait jeté avant de m’embrasser. À écouter mon coeur tambouriner dans ma poitrine, je me suis dit qu’on pouvait peut-être mourir d’un baiser. J’avais quand même envie qu’elle recommence, mais elle a reculé. Elle me dévisageait. Elle a souri et a écrit sur la feuille de papier, avant de partir en courant :

— Tu es mon voleur d’ombre, où que tu sois, je penserai toujours à toi.

Voilà comment la vie peut chavirer, un mois d’août. Il suffit de rencontrer une Cléa pour que plus aucun matin ne soit le même, pour que plus rien ne soit comme avant, pour que la solitude s’efface.

Le soir qui a suivi mon premier baiser, j’ai eu envie d’écrire à Luc ce qui m’était arrivé. Peut-être pour prolonger cet instant.

Parler de Cléa, c’était la garder encore un peu avec moi. Et puis j’ai déchiré la lettre en mille morceaux.

Le lendemain, Cléa n’était pas au pied du phare. J’ai fait dix allers-retours sur la jetée en l’attendant. J’ai eu peur qu’elle soit tombée à l’eau. C’est drôlement dangereux de s’attacher à quelqu’un. C’est incroyable ce que ça peut faire mal. Rien que la peur de perdre l’autre est douloureuse. Jamais je n’aurais imaginé cela avant. Pour papa, je n’avais pas eu le choix, on ne choisit pas son père et encore moins le fait qu’il décide un jour de vous quitter, mais Cléa, c’était différent. Avec elle, tout était différent. Je broyais du noir quand soudain j’ai entendu au loin la mélodie du violoncelle. Cléa était sur le port en compagnie de ses parents devant la baraque du marchand de glaces. Son père avait renversé son cornet sur sa chemise et Cléa riait aux éclats.

Je ne savais pas quoi faire, rester là ou courir la rejoindre ? La maman de Cléa m’a adressé un signe de la main. Je lui ai retourné son bonjour et je suis parti dans la direction opposée.

Je passai une sale journée à attendre Cléa sans comprendre pourquoi ça me rendait si cafardeux. La digue où nous nous promenions encore la veille était battue par les vagues. D’être là, tout seul, me rendait triste à crever. Je devais avoir croisé la pire des ombres, celle de l’absence, et sa compagnie était détestable. Je n’aurais pas dû faire confiance à Cléa, et lui révéler mon secret. Je n’aurais pas dû la rencontrer. Quelques jours plus tôt, je n’avais pas besoin d’elle, ma vie était ce qu’elle était mais au moins elle tenait debout. Maintenant, sans nouvelles de Cléa, tout s’écroulait autour de moi. C’est moche d’avoir à guetter un signe de quelqu’un pour se sentir heureux.

J’ai quitté la jetée et je suis allé me promener près du bazar de la plage. J’avais envie d’écrire à mon père, alors j’ai chapardé une grande carte postale sur le tourniquet et je me suis installé à une table de la buvette. À cette heure-là, il n’y avait pas grand monde, le serveur n’a rien dit.

Papa,

Je t’écris du bord de la mer où maman et moi passons quelques jours de vacances. J’aurais aimé que tu sois avec nous, mais les choses sont ce qu’elles sont. J’aimerais avoir de tes nouvelles, savoir que tu es heureux. Côté bonheur, pour moi, ça va ça vient. Si tu avais été là, je t’aurais raconté ce qui m’arrive et j’imagine que ça m’aurait fait du bien. Tu m’aurais donné des conseils. Luc dit qu’il n’en peut plus des conseils de son père, moi je suis en manque.

Maman prétend que l’impatience tue l’enfance, je voudrais tellement grandir, papa, être libre de voyager, fuir les endroits où je ne me sens pas bien. Adulte, je partirai à ta rencontre, je te retrouverai, où que tu sois.

Si d’ici là nous ne nous sommes pas revus, nous aurons tant de choses à nous raconter qu’il nous faudra cent déjeuners pour tout se dire, ou au moins une semaine de vacances rien qu’à nous deux. Ce serait formidable de pouvoir passer autant de temps ensemble. Je devine que ça doit être trop compliqué et je me demande pourquoi. Chaque fois que j’y pense, je me demande aussi pourquoi tu n’écris pas. Toi, tu sais où j’habite.