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La loi de l’attraction universelle, découverte par Isaac Newton, explique en gros que deux corps ponctuels s’attirent avec une force proportionnelle à chacune de leurs masses, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Cette force a pour direction la droite passant par le centre de gravité de ces deux corps.

Voilà pour l’énoncé qu’on peut lire dans le manuel. Dans la pratique, c’est une autre histoire. Prenez un individu qui subtiliserait une tomate à la cantine, avec une autre intention que de la manger ; attendez que sa victime se trouve à une distance raisonnable, qu’il applique une poussée sur ladite tomate avec toute la force contenue dans son avant-bras et vous verrez qu’avec Marquès la loi de Newton ne s’applique pas tel que prévu. J’en veux pour preuve que la direction empruntée par la tomate ne suivit pas du tout la droite passant par le centre de gravité de mon corps ; elle atterrit directement sur mes lunettes. Et au milieu des rires qui envahissaient le réfectoire, je reconnus celui d’Élisabeth, si franc et si joli, et ça me fila un sérieux cafard.

Ce vendredi soir, tandis que ma mère me répétait, sur un ton sous-entendant qu’elle avait toujours raison, « Tu vois que tout s’est bien passé », je déposai mon bulletin de colle sur la table de la cuisine, annonçai que je n’avais pas faim et montai me coucher.

*

* *

Le samedi matin en question, pendant que les copains prenaient leur petit déjeuner devant la télévision, moi je pris le chemin du collège.

La cour était déserte, le gardien replia mon bulletin de colle dûment signé et le rangea dans la poche de sa blouse grise. Il me remit une fourche, me demanda de prendre garde à ne pas me blesser, et désigna un tas de feuilles et une brouette au pied du panier de basket, dont le filet m’apparaissait tel l’oeil de Caïn, ou plutôt celui de Marquès.

Je me débattais avec mon tas de feuilles mortes depuis une bonne demi-heure, quand le gardien vint enfin à ma rescousse.

— Mais, je te reconnais, c’est toi qui t’étais enfermé dans ton casier, n’est-ce pas ? Se faire coller le premier samedi de la rentrée, c’est presque aussi fort que le coup du cadenas verrouillé depuis l’intérieur, me dit-il en m’ôtant la fourche des mains.

Il la planta d’un geste assuré dans le monticule et souleva plus de feuilles que je n’avais réussi à en récolter depuis que j’étais à la tâche.

— Qu’est-ce que tu as fait pour mériter cette punition ?

demanda-t-il en remplissant la brouette.

— Une erreur de conjugaison ! marmonnai-je.

— Mmm, je ne peux pas te blâmer, la grammaire n’a jamais été mon fort. Tu ne sembles pas très doué non plus pour le balayage. Est-ce qu’il y a quelque chose que tu sais bien faire ?

Sa question me plongea dans une réflexion abyssale. J’avais beau tourner et retourner le problème dans ma tête, impossible de m’attribuer le moindre talent, et je compris soudain pourquoi mes parents accordaient tant d’importance à ces fameux six mois d’avance : je ne possédais rien d’autre pour les rendre fiers de leur progéniture.

— Il doit bien y avoir quelque chose qui te passionne, que tu aimerais faire plus que tout, un rêve à accomplir ? ajouta-t-il en ramassant un second tas de feuilles.

— Apprivoiser la nuit ! balbutiai-je.

Le rire d’Yves, c’était le prénom du gardien, résonna si fort que deux moineaux abandonnèrent leur branche pour s’enfuir à tire-d’aile. Quant à moi, je partis tête basse, mains dans les poches, à l’autre bout de la cour. Yves me rattrapa en chemin.

— Je ne voulais pas me moquer, c’est juste que ta réponse est un peu surprenante, voilà tout.

L’ombre du panier de basket s’étirait dans la cour. Le soleil était loin d’avoir atteint son zénith, et ma punition loin d’être achevée.

— Et pourquoi voudrais-tu apprivoiser la nuit ? C’est vraiment une drôle d’idée !

— Vous aussi quand vous aviez mon âge, elle vous terrorisait.

Vous demandiez même qu’on ferme les volets de votre chambre pour que la nuit n’entre pas.

Yves me dévisagea, stupéfait. Ses traits avaient changé, son air bienveillant avait disparu.

— Un, ce n’est pas vrai, et deux, comment tu peux savoir ça ?

— Si c’est pas vrai, qu’est-ce que ça peut bien faire ? répliquai-je en reprenant ma route.

— La cour n’est pas bien grande, tu n’iras pas loin, me dit Yves en me rejoignant, et tu n’as pas répondu à ma question.

— Je le sais, c’est tout.

— D’accord, c’est vrai que j’avais très peur de la nuit, mais je n’ai jamais raconté ça à personne. Alors si tu me dis comment tu l’as appris et si tu me jures de garder le secret, je te laisserai filer à 11 heures au lieu de midi.

— Tope là ! dis-je en tendant la paume de ma main.

Yves me topa dans la main et me regarda fixement. Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont j’avais appris que le gardien redoutait tant la nuit quand il était enfant. J’avais peut-

être simplement plaqué sur lui mes propres peurs. Pourquoi les adultes ont-ils besoin de trouver une explication à chaque chose ?

— Viens, allons nous asseoir, ordonna Yves en désignant le banc près du panier de basket.

— J’aimerais mieux qu’on aille ailleurs, répondis-je en montrant le banc qui se trouvait à l’opposé.

— Va pour ton banc !

Comment lui expliquer que juste avant, alors que nous étions côte à côte au milieu de la cour, il m’était apparu, à peine plus âgé que moi ? Je ne sais ni comment ni pourquoi ce phénomène s’était produit, seulement que le papier peint de sa chambre était jauni, que le parquet de la maison où il vivait craquait et que ça aussi, ça lui fichait une trouille bleue dès la nuit venue.

— Je ne sais pas, dis-je, un peu effrayé, je crois que je l’ai imaginé.

Nous sommes restés tous deux assis sur ce banc un long moment, en silence. Puis Yves a soupiré et m’a tapoté le genou avant de se lever.

— Allez, tu peux filer, nous avons fait un pacte, il est 11 heures.

Et tu gardes ce secret pour toi, je ne veux pas que les élèves se moquent de moi.

Je saluai le concierge et je rentrai chez moi, avec une heure d’avance sur l’horaire prévu, me demandant comment papa m’accueillerait. Il était revenu tard de voyage la veille au soir et à l’heure qu’il était, maman avait dû lui expliquer pourquoi je n’étais pas à la maison. De quelle autre punition allais-je hériter pour avoir été collé le premier samedi de la rentrée ? Pendant que je ressassais ces sombres pensées sur le chemin du retour, quelque chose de surprenant me frappa. Le soleil était haut dans le ciel et je trouvai mon ombre étrangement grande, bien plus balèze que d’habitude. Je m’arrêtai un instant pour y regarder de plus près ; ses formes ne me correspondaient pas, comme si ce n’était pas mon ombre qui me devançait sur le trottoir, mais celle d’un autre. Je l’observai en détail et, à nouveau, je vis soudain un moment d’enfance qui ne m’appartenait pas.

Un homme m’entraînait au fond d’un jardin qui m’était inconnu, il ôtait sa ceinture et me donnait une sérieuse correction.

Même furieux, jamais mon père n’aurait levé la main sur moi.

J’ai cru deviner alors de quelle mémoire resurgissait ce souvenir. Ce qui m’est venu à l’esprit était totalement improbable, pour ne pas dire complètement impossible. J’ai accéléré le pas, mort de trouille, bien décidé à rentrer au plus vite.

Mon père m’attendait dans la cuisine ; lorsqu’il m’entendit poser mon cartable dans le salon, il m’appela aussitôt, sa voix était grave.

Pour cause de mauvaise note, de chambre en désordre, de jouets démontés, de pillage nocturne du frigo, de lectures tardives à la lampe de poche, le petit poste de radio de ma mère collé sous l’oreiller, sans parler du jour où j’avais rempli mes poches au rayon bonbons du supermarché pendant que maman ne faisait pas attention à moi, contrairement au vigile, j’avais réussi à provoquer dans ma vie quelques fameux orages paternels. Mais je connaissais certaines ruses, dont un sourire contrit irrésistible, qui savaient repousser les plus violentes tempêtes.