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J’ai toujours, posées sur ma table de nuit, une lettre qu’elle m’avait écrite à ma demande et une photo trouvée dans le grenier.

Lorsque je la raccompagne à la gare, elle me serre dans ses bras avant de monter dans son wagon, et son étreinte est si forte que je crains chaque fois de ne plus jamais la revoir. Je regarde son train disparaître dans la courbe des rails, il file vers la petite ville où j’ai grandi, vers mon enfance qui se trouve à six heures de l’endroit où je vis désormais.

La semaine suivant son départ, je reçois toujours une lettre.

Elle m’y raconte son voyage, ses parties de belote et me donne une liste d’ouvrages à lire sans attendre. Je n’ai hélas pour seule lecture que des manuels de médecine, que je révise la nuit en préparant mon internat.

J’alterne mes gardes entre les Urgences et la pédiatrie, mes patients demandent beaucoup d’attention. Mon chef de service est un type bien, un professeur craint pour ses coups de gueule.

Ils se font entendre à la moindre négligence, à la moindre erreur. Mais il nous transmet son savoir et c’est ce que nous attendons de lui. Chaque matin, en commençant les visites, il nous répète inlassablement que la médecine n’est pas un métier mais une vocation.

À l’heure de ma pause, je file chercher un sandwich à la cafétéria et m’installe dans le jardin qui borde notre pavillon.

J’y croise certains de mes petits patients, ceux qui sont en convalescence. Ils prennent l’air en compagnie de leurs parents.

C’est là, devant un carré de pelouse fleurie, que ma vie a chaviré pour la seconde fois.

*

* *

Je somnolais sur un banc. Faire des études de médecine, c’est lutter en permanence contre le manque de sommeil. Une consoeur étudiante en quatrième année vint s’asseoir à côté de moi, me sortant de ma torpeur. Sophie est une fille pétillante et jolie, nous sommes complices et flirtons depuis des mois sans jamais avoir donné de nom à notre relation. Nous jouons à être amis, faisant semblant d’ignorer le désir de l’autre. Nous savons tous deux que nous n’avons pas le temps de vivre une vraie liaison. Ce matin-là, Sophie me parlait pour la énième fois d’un cas qui la préoccupait. Un garçon de dix ans ne pouvait plus s’alimenter depuis deux semaines. Aucune pathologie n’expliquait son état, son système digestif ne montrait nul désordre justifiant que le moindre aliment ingéré soit aussitôt rejeté. L’enfant était sous perfusion et sa condition empirait de jour en jour. Les trois psychologues appelés à son chevet n’avaient pu venir à bout du mystère. Sophie était obsédée par ce petit bonhomme, au point de ne rien vouloir faire d’autre que de chercher une solution à son mal. Souhaitant renouer avec les soirées hebdomadaires où nous révisions ensemble, non sans une certaine ambiguïté, je lui promis de consulter le dossier et de réfléchir de mon côté. Comme si nous, simples externes, pouvions être plus intelligents que le corps médical qui oeuvrait dans cet hôpital. Mais chaque élève ne rêve-t-il pas de dépasser ses maîtres ?

Elle me parlait de la dégradation de l’état de l’enfant lorsque mon attention fut distraite par une petite fille qui jouait à la marelle dans l’allée du jardin. Je l’observai attentivement et compris soudain qu’elle ne sautait pas de case en case, selon la règle. Son jeu était d’une tout autre nature. La petite fille bondissait à pieds joints sur son ombre, espérant ainsi la prendre de vitesse.

Je demandai à Sophie si son petit patient était encore en état de se déplacer en chaise roulante et lui proposai de l’amener jusqu’ici. Sophie aurait préféré que je monte le voir dans sa chambre mais j’insistai, la priant de ne pas perdre de temps. Le soleil disparaîtrait bientôt derrière la toiture du bâtiment principal et j’avais besoin de lui. Elle rechigna mais finit par céder.

Dès qu’elle fut partie, je m’approchai de la petite fille et lui fis promettre de garder secret ce que je m’apprêtais à lui confier.

Elle m’écouta attentivement et accepta ma proposition.

Sophie revint un quart d’heure plus tard, poussant la chaise où son petit malade était sanglé. La pâleur de sa peau et ses joues émaciées témoignaient de l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait. Je comprenais mieux, en le voyant ainsi, combien Sophie devait être préoccupée. Elle s’arrêta à quelques mètres de moi, et je lus dans ses yeux qu’elle m’interrogeait ; une façon silencieuse de me demander « Et maintenant ? » Je lui suggérai de pousser la chaise roulante jusqu’à la petite fille. Sophie s’exécuta et me rejoignit sur le banc.

— Tu penses qu’une gamine de onze ans va le soigner, c’est ça ton remède miracle ?

— Laisse-lui le temps de s’intéresser à elle.

— Elle joue à la marelle, en quoi veux-tu qu’il s’intéresse à elle ? Bon, ça suffit comme ça, je le remonte dans sa chambre.

J’attrapai Sophie par le bras et l’empêchai de partir.

— Quelques minutes au grand air ne peuvent pas lui faire de mal. Je suis certain que tu dois avoir d’autres patients à visiter, laisse-les-moi tous les deux, je peux les surveiller pendant ma pause. Ne t’inquiète pas, je veille au grain.

Sophie rejoignit l’aile de pédiatrie. Je m’approchai des enfants, ôtai les sangles qui retenaient le petit garçon à son fauteuil et le portai dans mes bras jusqu’au carré de pelouse. Je m’y installai, l’asseyant sur mes genoux, dos tourné aux derniers rayons du soleil. La petite fille retourna à son jeu, ainsi que nous en étions convenus.

— Qu’est-ce qui te fait si peur, mon bonhomme, pourquoi te laisses-tu dépérir ?

Il releva les yeux sans rien dire. Son ombre si frêle se fondait à la mienne. L’enfant s’abandonna au creux de mes bras et posa sa tête sur mon torse. J’ai prié pour que revienne l’ombre de mon enfance, cela faisait si longtemps.

Aucun enfant au monde n’aurait pu inventer ce que j’allais entendre. Je ne sais pas qui de lui ou de son ombre me le murmura, j’avais perdu l’habitude de ce genre de confidences.

Je portai le petit garçon jusqu’à son fauteuil et rappelai la petite fille pour qu’elle revienne à ses côtés avant le retour de Sophie, puis je retournai m’installer sur le banc.

Lorsque Sophie me rejoignit, je lui racontai que la championne de saut à la marelle et son jeune patient avaient sympathisé. Elle avait même réussi à lui faire dire ce qui le traumatisait et accepté de me le révéler. Sophie me regarda, interloquée.

Le petit garçon s’était entiché d’un lapin, un animal devenu son confident, son meilleur ami. Seulement voilà, deux semaines plus tôt, le lapin s’était fait la belle et le soir de sa disparition, à la fin du dîner, la mère de l’enfant avait demandé à sa famille si l’on avait apprécié le civet qu’elle avait cuisiné.

L’enfant en conclut aussitôt que son lapin était mort et qu’il l’avait bouffé. Dès lors, il n’avait plus qu’une idée en tête, expier sa faute et rejoindre son meilleur ami là où il devait se trouver.

On devrait peut-être réfléchir à deux fois avant de dire aux enfants que ceux qui meurent s’en vont vivre, sans eux, au ciel.

Je me levai et laissai Sophie, pantoise, sur son banc.

Maintenant que j’avais découvert le problème, l’important était de réfléchir à la façon de le résoudre.

À la fin de ma garde, je trouvai un mot dans mon casier, Sophie m’ordonnait de la rejoindre chez elle, quelle que soit l’heure de la nuit.

*

* *

J’ai sonné à sa porte à 6 heures du matin. Sophie m’accueillit, les yeux gonflés de sommeil ; elle portait pour seul vêtement une chemise d’homme. Je la trouvais plutôt séduisante dans cette tenue, même si cette chemise n’était pas à moi.