Après tout, j’avais survécu aux colles à répétition de Mme Schaeffer, soixante-deux en six années de scolarité, soit un samedi sur quatre, je travaillais dans cet hôpital quatre-vingt-seize heures par semaine, que pouvait-il m’arriver de plus ?
Je n’eus pas besoin de me rendre dans le bureau du professeur Fernstein, le grand patron assurait lui-même la visite matinale accompagné de ses deux adjoints. Je me joignis au groupe d’étudiants qui les suivait. Sophie n’en menait pas large lorsque nous entrâmes dans la chambre 302.
Fernstein consulta la feuille accrochée au pied du lit, silence de plomb pendant qu’il en faisait la lecture.
— Voilà donc un garçon qui a recouvré l’appétit ce matin, heureuse nouvelle, n’est-ce pas ? lança-t-il à l’assemblée.
Le psychiatre s’empressa de vanter les bienfaits de la thérapie qu’il avait choisi d’appliquer depuis plusieurs jours.
— Et vous, dit Fernstein, en se tournant vers moi, vous n’avez aucune autre explication pour justifier ce rétablissement soudain ?
— Pas la moindre, professeur, répondis-je en baissant la tête.
— Vous en êtes certain ? insista-t-il.
— Je n’ai pas eu le temps d’étudier le dossier de ce patient, je passe la moitié de mon temps aux Urgences...
— Alors nous devons tous en conclure que l’équipe de psys en charge a excellé dans son travail et lui attribuer tout le mérite de ce succès ? me demanda-t-il en m’interrompant.
— Je ne vois pas ce qui nous permettrait de penser autrement.
Fernstein reposa la feuille au pied du lit et s’approcha du petit garçon. Sophie et moi échangeâmes un regard, elle enrageait.
Le vieux professeur caressa les cheveux de l’enfant.
— Je suis ravi que tu ailles mieux, mon garçon, nous allons progressivement te réalimenter et, si tout va bien, d’ici quelques jours nous pourrons enlever ces aiguilles de ton bras et te rendre à ta famille.
La visite se poursuivit de chambre en chambre. Lorsqu’elle s’acheva au bout du palier, le groupe d’étudiants se dispersa, chacun retournant à ses occupations.
Fernstein me rappela alors que je m’éclipsais.
— Deux mots, jeune homme ! me dit-il.
Sophie vint vers nous et s’interposa.
— Je partage l’entière responsabilité de ce qui s’est passé, monsieur, c’est ma faute, dit-elle.
— J’ignore de quelle faute vous me parlez, mademoiselle, aussi, je ne saurais trop vous conseiller de vous taire. Vous devez avoir du travail, fichez-moi le camp !
Sophie ne se le fit pas répéter et me laissa seul en compagnie du professeur.
— Les règlements, jeune homme, me dit-il, sont faits pour vous permettre d’acquérir de l’expérience sans tuer trop de patients, et l’expérience acquise vous permet d’y déroger.
J’ignore comment vous avez accompli ce petit miracle, ou ce qui vous a mis sur la piste, et je serais ravi qu’un jour vous ayez l’extrême bonté de m’en toucher un mot, je n’ai eu droit qu’aux grandes lignes. Mais pas aujourd’hui, sans quoi je serais dans l’obligation de vous sanctionner et je suis de ceux qui pensent que dans nos métiers, seul le résultat compte. En attendant, vous devriez considérer la pédiatrie pour votre internat.
Lorsque l’on a un don, il est dommage de le gâcher, vraiment dommage.
Sur ces mots, le vieux professeur se retourna sans me saluer.
Ma garde achevée, je rentrai chez moi, préoccupé. Toute la journée et toute la nuit, j’avais ressenti une impression d’inachevé qui me pesait, sans que je réussisse à en identifier la cause.
*
* *
La semaine fut infernale, les Urgences ne désemplissaient pas et mes gardes se prolongeaient bien au-delà des vingt-quatre heures usuelles.
Je retrouvai Sophie le samedi matin, les yeux plus cernés que jamais.
Nous nous étions donné rendez-vous dans un parc, devant le grand bassin où des enfants jouaient à faire naviguer des modèles réduits.
En arrivant, elle me tendit un panier rempli d’oeufs, de salaisons et d’un pâté.
— Tiens me dit-elle, c’est de la part des fermiers, ils l’ont déposé pour toi hier à l’hôpital, tu étais déjà parti, ils m’ont chargée de te le remettre.
— Promets-moi que ce n’est pas de la terrine de lièvre !
— Non, c’est du cochon. Les oeufs sont tout frais. Si tu viens chez moi ce soir, je te ferai une omelette.
— Comment va ton malade ?
— Il reprend des couleurs un peu plus chaque jour, il sortira bientôt.
Je me penchai en arrière sur ma chaise, mains derrière la nuque, et profitai de la chaleur des rayons du soleil.
— Comment as-tu fait ? me demanda Sophie. Trois psys ont tout tenté pour le faire parler, et toi en quelques minutes passées avec lui dans le jardin tu as réussi...
J’étais trop fatigué pour lui donner l’explication logique qu’elle voulait entendre. Sophie avait besoin de rationnel et c’était ce dont je manquais le plus à l’instant où elle me parlait.
Les mots sortirent de ma bouche sans que j’y réfléchisse, comme si une force me poussait à dire tout haut ce que je n’avais encore jamais osé avouer, pas même à moi.
— Ce petit garçon ne m’a rien dit, c’est son ombre qui m’a confié de quoi il souffrait.
J’ai reconnu soudain dans les yeux de Sophie le regard désolé que ma mère m’avait adressé un jour dans le grenier.
Elle resta silencieuse quelques instants, puis se leva.
— Ce ne sont pas nos études qui nous empêchent de vivre une vraie relation, dit-elle, la lèvre tremblante. Nos horaires ne sont qu’un prétexte. La véritable raison, c’est que tu ne me fais pas assez confiance.
— C’est peut-être en effet une question de confiance, sinon, tu m’aurais cru, répondis-je.
Sophie s’en est allée. J’ai attendu quelques secondes et une petite voix au fond de moi m’a traité d’imbécile. Alors j’ai couru derrière elle pour la rattraper.
— J’ai eu de la chance, voilà tout, je lui ai posé les bonnes questions. Je suis allé puiser dans ma propre enfance, je lui ai demandé s’il avait perdu un ami, je l’ai fait parler de ses parents et de fil en aiguille j’ai soulevé le lièvre, enfin, façon de parler...
C’était juste un coup de bol, et je n’en tire aucune gloire.
Pourquoi accordes-tu tant d’importance à cela, il est en voie de guérison. C’est ce qui compte, non ?
— J’ai passé des heures au chevet de ce môme sans jamais entendre le son de sa voix, et toi tu veux me faire croire qu’en quelques minutes tu as réussi à lui faire te raconter sa vie ?
Je n’avais encore jamais vu Sophie dans un tel état de colère.
Je la pris dans mes bras et, ce faisant, sans que j’y prête attention, mon ombre chevaucha la sienne.
« Je n’ai aucun talent, je n’excelle dans aucun domaine, mes professeurs ne cessaient de me le répéter. Je n’ai pas été la petite fille dont mon père rêvait ; de toute façon, c’est un fils qu’il voulait. Pas assez jolie, trop maigre ou trop grosse selon les âges, bonne élève mais loin d’être la meilleure... Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu le moindre compliment venant de lui.
Rien en moi ne trouvait grâce à ses yeux. »
Dans l’ombre de Sophie, j’ai entendu le murmure de cette confidence et cela m’a rapproché d’elle. Je l’ai prise par la main.
— Suis-moi, j’ai un secret à te confier.
Sophie s’est laissé entraîner vers un peuplier, nous nous sommes allongés sur l’herbe, à l’ombre des branches où il faisait un peu plus frais.
— Mon père est parti un samedi matin où je rentrais d’une colle, héritée la première semaine de la rentrée. Il m’attendait dans la cuisine pour m’annoncer son départ. Toute mon enfance, je me suis reproché de ne pas avoir été quelqu’un d’assez bien pour lui avoir donné envie de rester à la maison.