J’ai passé des nuits entières à chercher la faute que j’avais pu commettre, en quoi j’avais pu le décevoir. Je ne cessais de me répéter que si j’avais été un enfant brillant, capable de le rendre fier, il ne m’aurait pas quitté. Je savais qu’il aimait une autre femme que ma mère, mais il fallait que je me rende responsable de son absence. Parce que la douleur était le seul moyen de résister à la peur d’oublier son visage, de me rappeler qu’il existait, que j’étais comme les copains de ma classe, et que moi aussi j’avais un père.
— Pourquoi me dis-tu ça maintenant ?
— Tu voulais que l’on se fasse confiance, non ? Cette façon d’être terrorisée dès qu’une situation te dépasse, de t’isoler dès que tu crois échouer... Je te dis cela maintenant parce qu’il n’y a pas que les mots qui permettent d’entendre ce que l’autre n’arrive pas à formuler. Ton petit patient crevait de solitude, à s’en laisser dépérir, il était devenu l’ombre de lui-même. C’est sa tristesse qui m’a guidé jusqu’à lui.
Sophie baissa les yeux.
— J’ai toujours eu des rapports conflictuels avec mon père, avoua-t-elle.
Je ne répondis pas, Sophie posa sa tête contre moi et nous restâmes silencieux un moment. J’écoutais le chant des fauvettes au-dessus de nos têtes, il résonnait comme un reproche de ne pas être allé au bout de ce que je devais dire, alors je pris mon courage à deux mains.
— J’aurais adoré avoir des rapports avec le mien, même conflictuels. Ce n’est pas parce qu’un père trop exigeant est inapte au bonheur que sa fille doit suivre le même chemin que lui. Le jour où ton père tombera malade, il appréciera à sa juste valeur ce que tu fais dans la vie. Bon, ça tient toujours ta proposition de me faire une omelette chez toi ?
*
* *
Le petit patient de Sophie n’est pas sorti de l’hôpital. Cinq jours après qu’il eut commencé à se réalimenter, des complications se développèrent et il fallut le perfuser à nouveau. Au cours d’une nuit, il eut une hémorragie intestinale, l’équipe de réanimation fit tout son possible, sans succès. C’est Sophie qui annonça son décès aux parents, ce rôle était normalement dévolu à l’interne de service mais elle se trouvait seule, assise au pied d’un lit vide quand les parents entrèrent dans la chambre 302.
J’appris la nouvelle alors que je prenais ma pause dans le jardin. Sophie me rejoignit ; impossible de trouver les mots justes pour la consoler. Je la serrai très fort contre moi. Le conseil que Fernstein m’avait prodigué dans le couloir de l’hôpital me hantait. Impuissant à guérir, impuissant à consoler, j’aurais voulu pouvoir frapper à la porte de son bureau et lui demander de l’aide, mais ces choses-là ne se font pas.
La petite fille à la marelle se présenta devant nous. Elle nous regardait fixement, frappée par notre chagrin. Sa mère entra dans le jardin, s’installa sur un banc et l’appela. La petite fille nous jeta un dernier coup d’oeil avant de la rejoindre. La mère posa sur le banc une boîte en carton. La petite fille défit le noeud de la ficelle et sortit de la boîte un pain au chocolat, la maman attrapa un éclair au café.
— Ce week-end, ne prends aucune garde, dis-je à Sophie. Je t’emmène loin d’ici.
5.
Ma mère nous attendait sur le quai de la gare. J’avais fait de mon mieux pour apaiser Sophie, j’avais eu beau lui répéter durant tout le trajet qu’elle n’avait aucun jugement à redouter de sa part, rencontrer ma mère la terrifiait. Elle n’avait cessé de remettre ses cheveux en ordre et quand elle ne tirait pas sur son pull-over, elle ajustait le pli de sa jupe. C’était la première fois que je la voyais vêtue autrement qu’en pantalon. Cette touche de féminité semblait l’incommoder, Sophie avait adopté un style garçon manqué et le cultivait tel un rempart.
Maman eut la délicatesse de lui souhaiter la bienvenue avant de me prendre dans ses bras. Je découvris qu’elle s’était acheté une petite voiture, une occasion qui ne payait pas de mine, mais maman s’y était suffisamment attachée pour l’avoir affublée d’un petit nom. Ma mère donnait facilement des noms aux objets. Je l’ai surprise un jour à souhaiter une bonne journée à la théière qu’elle essuyait méticuleusement, avant de la ranger sur le rebord de la fenêtre, le bec verseur tourné vers l’extérieur pour qu’elle profite de la vue. Et dire qu’elle m’a toujours reproché d’avoir trop d’imagination.
Dès que nous arrivâmes à la maison, la fameuse théière, baptisée Marceline en souvenir d’une vieille tante qui portait ce prénom, reprit du service. Un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable nous attendait sur la table du salon. Maman nous posa mille questions sur nos emplois du temps, nos soucis et nos joies. Parler ainsi de nos vies à l’hôpital ravivait des souvenirs auxquels elle tenait. Elle qui jamais ne me parlait de son métier en rentrant le soir raconta sans se faire prier une foison d’anecdotes sur son passé d’infirmière, mais en s’adressant toujours à Sophie.
Au cours de la conversation, elle nous demanda sans cesse jusqu’à quand nous pensions rester. Sophie, qui avait fini par décroiser les jambes et se tenir moins droite, vint enfin à ma rescousse, répondant à son tour à quelques-unes des mille questions.
Profitant de ce répit, j’attrapai nos bagages pour les monter à l’étage. Alors que je grimpais l’escalier, ma mère me cria qu’elle avait préparé la chambre d’amis pour Sophie et mis une parure de draps neufs sur mon lit. Et puis elle ajouta qu’il était peut-
être devenu trop petit pour moi. Je souriais en gravissant les dernières marches.
La journée était belle, maman nous proposa d’aller prendre l’air pendant qu’elle préparerait le dîner. J’emmenai Sophie découvrir la ville de mon enfance. Il n’y avait pas grand-chose à lui montrer.
Nous suivions ce chemin que j’avais parcouru tant de fois, rien n’avait changé. Je passai devant un platane dont j’avais griffé l’écorce à la pointe d’un canif un jour de mélancolie. La cicatrice s’était refermée, emprisonnant dans la veine du bois une inscription dont j’étais pourtant très fier à l’époque :
« Élisabeth est moche. »
Sophie me demanda de lui parler de mon enfance. Elle avait passé la sienne dans une capitale, l’idée de lui avouer que notre activité du samedi consistait à nous rendre au supermarché ne m’enchantait pas. Quand elle voulut savoir comment j’occupais mes journées, je poussai la porte d’une boulangerie et lui répondis.
— Viens, je vais te montrer.
La mère de Luc était assise derrière sa caisse. Lorsqu’elle me vit, elle abandonna son tabouret, fit le tour de son comptoir et se précipita dans mes bras.
Oui, j’avais grandi, c’était inévitable, et puis il était temps.
J’avais mauvaise mine, peut-être à cause de mes joues mal rasées. Pour sûr, j’avais perdu du poids. La grande ville, ce n’est pas bon pour la santé. Si les étudiants en médecine tombaient malades, qui allait soigner les gens ?
La mère de Luc était joyeuse en nous offrant toutes les pâtisseries dont nous aurions envie.
Elle s’arrêta de parler pour regarder Sophie et me fit un sourire complice. Comme j’avais de la chance, elle était bien jolie.
Je demandai des nouvelles de Luc. Mon copain dormait juste au-dessus ; les horaires des étudiants en médecine n’ont rien à envier à ceux des apprentis boulangers. Elle nous pria de bien vouloir garder la boulangerie pendant qu’elle allait le chercher.
— Tu sais encore comment accueillir un client ! dit-elle en me lançant un clin d’oeil avant de disparaître dans l’arrière-boutique.