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— Qu’est-ce que nous faisons ici exactement ? questionna Sophie.

Je m’installai derrière le comptoir.

— Tu veux un éclair au café ?

Luc arriva, les cheveux en bataille. Sa mère n’avait rien dû lui dire, car il écarquilla les yeux en me voyant.

J’aurais juré qu’il avait davantage vieilli que moi. Lui non plus n’avait pas bonne mine, peut-être à cause de la farine sur ses joues.

Nous ne nous étions pas revus depuis mon départ et cette longue absence se ressentait. Chacun cherchait ses mots, la phrase qu’il convenait de dire. Une distance s’était créée, il fallait que l’un de nous fasse un premier pas, même si la pudeur nous retenait tous deux. Je lui ai tendu la main, il m’a ouvert les bras.

— Mon salaud, tu étais où tout ce temps-là ? Tu en as tué combien, des patients, pendant que je faisais des pains au chocolat ?

Luc a défait son tablier. Pour une fois, son père pourrait bien se débrouiller sans lui.

Nous sommes allés nous promener en compagnie de Sophie, et sans que nous nous en rendions compte, nos pas nous ramenèrent sur le chemin où notre amitié était née, là où elle avait connu ses plus belles années.

Devant les grilles de l’école nous regardions, silencieux, la cour de récréation. À l’ombre d’un grand marronnier, je crus voir l’ombre d’un petit garçon malhabile qui ramassait des feuilles. Le vieux banc était inoccupé. J’aurais voulu entrer et pouvoir avancer jusqu’à la remise.

J’avais laissé mon enfance ici. Que les marronniers en témoignent, j’avais tout fait pour la quitter, un voeu, toujours le même, à chaque étoile filante lorsqu’elles sillonnaient le ciel à la mi-août. J’avais tant souhaité sortir de ce corps trop étroit, alors pourquoi Yves me manquait-il autant cet après-midi-là ?

— On a fait les quatre cents coups ici, dit Luc en se forçant à rigoler. Tu te souviens ce qu’on a pu se marrer !

— Pas tous les jours non plus, lui répondis-je.

— Non, pas tous les jours, mais quand même...

Sophie toussota, non qu’elle s’ennuyât en notre compagnie, mais l’idée d’aller profiter des derniers rayons du soleil dans le jardin la tentait. Elle était certaine de retrouver le chemin ; après tout, il suffisait d’aller tout droit. Et puis, elle tiendrait un peu compagnie à ma mère, dit-elle en s’en allant.

Luc attendit qu’elle s’éloigne et siffla entre ses dents.

— Tu ne t’ennuies pas, mon salaud. J’aurais aimé, comme toi, poursuivre des études, faire un tour de manège supplémentaire, dit-il en soupirant.

— Tu sais, la fac de médecine, ce n’est pas vraiment Luna Park.

— La vie active non plus, tu sais. Enfin, on porte tous les deux une blouse blanche au travail, ça nous fait encore un point commun.

— Tu es heureux ? lui demandai-je.

— Je travaille avec mon père, ce n’est pas facile tous les jours, j’apprends un métier. Je commence à gagner un peu ma vie, et puis je m’occupe de ma petite soeur, elle a bien grandi. Les horaires sont durs à la boulangerie, mais je ne peux pas me plaindre. Oui, je crois que je suis heureux.

Pourtant, la lumière qui brillait jadis dans tes yeux me semblait éteinte, j’avais l’impression que tu m’en voulais d’être parti, de t’avoir laissé.

— Et si on passait la soirée ensemble ? proposai-je.

— Ta mère ne t’a pas vu depuis des mois, et puis ta copine, tu en ferais quoi ? Ça fait longtemps, vous deux ?

— Je ne sais pas, répondis-je à Luc.

— Tu ne sais pas depuis combien de temps tu sors avec elle ?

— Sophie et moi c’est une amitié amoureuse, marmonnai-je.

En réalité, j’étais bien incapable de me souvenir à quand remontait notre tout premier baiser. Nos lèvres avaient glissé un soir où j’étais venu lui dire au revoir en finissant ma garde, mais il faudrait que je pense à lui demander si elle considérait cela comme une première fois. Un autre jour, alors que nous nous promenions au parc, je lui avais offert une glace et, tandis que j’ôtais du doigt un éclat de chocolat sur ses lèvres, elle m’avait embrassé. Peut-être était-ce ce jour-là que notre amitié avait dérapé. Était-il si important de se souvenir du premier instant ?

— Tu comptes construire quelque chose avec elle ? questionna Luc. Je veux dire quelque chose de sérieux ? Pardon, c’est peut-

être indiscret, s’excusa-t-il aussitôt.

— Avec nos horaires de dingues, lui dis-je, si nous arrivons à passer deux soirées ensemble dans la semaine, c’est déjà une prouesse.

— Possible, mais avec ses horaires de dingue, elle a quand même trouvé le temps de te consacrer tout un week-end et de venir le passer dans ce trou perdu, ça veut bien dire quelque chose. Ça mérite mieux que de rester seule avec ta mère pendant que tu papotes avec un vieux copain. Moi aussi j’aimerais bien avoir quelqu’un dans ma vie, mais les jolies filles de l’école ont déserté ce patelin. Et puis, qui voudrait faire sa vie avec quelqu’un qui se couche à 8 heures et se lève au milieu de la nuit pour aller pétrir le levain ?

— Ta mère a bien épousé un boulanger.

— Ma mère ne cesse de me dire que les temps ont changé, même si les gens ont toujours besoin de manger du pain.

— Viens ce soir à la maison, Luc, nous repartons demain et je voudrais...

— Je ne peux pas, je commence à 3 heures du matin, il faut que je dorme, sinon je ne fais pas du bon boulot.

Luc, où es-tu passé mon vieux, où as-tu caché nos fous rires d’antan ?

— Tu as renoncé à la mairie ?

— Il faut un minimum d’études pour faire de la politique, répondit Luc en ricanant.

Nos ombres s’étiraient sur le trottoir. Au cours de ma scolarité j’avais toujours veillé à ne jamais dérober la sienne, et si involontairement cela m’était arrivé en de rares occasions, je la lui avais rendue aussitôt. Un ami d’enfance, c’est sacré. C’est peut-être en pensant à cela que j’ai fait un pas en avant, parce que je l’aimais trop pour faire semblant de ne pas avoir entendu ce qu’il s’interdisait de me dire.

Luc n’y a vu que du feu. L’ombre qui me précédait n’était plus la mienne, mais comment aurait-il pu s’en rendre compte ? Nos ombres étaient maintenant de tailles identiques.

J’ai laissé mon copain devant la porte de sa boulangerie. Il m’a pris à nouveau dans ses bras et m’a dit combien cela lui avait fait plaisir de m’avoir revu. Nous devrions nous téléphoner de temps à autre.

Je suis rentré à la maison avec une boîte de pâtisseries que Luc avait tenu à m’offrir. En souvenir du bon vieux temps, avait-il dit en me tapant sur l’épaule.

*

* *

Au cours du dîner, maman engagea la conversation avec Sophie. À travers les questions qu’elle lui posait, c’était ma vie qu’elle interrogeait, Maman est si pudique. Sophie lui demanda quel genre d’enfant j’avais été. C’est toujours étrange lorsque l’on parle de vous en votre présence, plus encore quand les protagonistes feignent d’ignorer que vous êtes à côté d’eux.

Maman assura que j’étais un garçon tranquille, mais elle ignorait tant de choses de l’enfance que j’avais vraiment vécue.

Elle marqua une courte pause et déclara que je ne l’avais jamais déçue.

J’aime les rides qui se sont formées autour de sa bouche et de ses yeux. Je sais qu’elle les déteste ; moi, elles me rassurent.

C’est notre vie à tous les deux que je lis sur son visage. Ce n’était peut-être pas mon enfance qui me manquait depuis mon retour ici, mais ma mère, nos moments complices, nos samedis après-midi au supermarché, les repas que nous partagions le soir, parfois dans le plus grand silence mais si proches l’un de l’autre, les nuits où elle venait me rejoindre dans ma chambre, s’allongeant à côté de moi, glissant la main dans mes cheveux.