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Les années ne passent qu’en apparence. Les moments les plus simples sont ancrés en nous à jamais.

Sophie lui parla de la disparition d’un petit garçon qu’elle n’avait pu sauver, de la difficulté à donner le meilleur de soi en se préservant du chagrin qu’engendre l’échec. Maman lui répondit qu’avec les enfants, le renoncement était une souffrance encore plus terrible. Certains médecins réussissaient à s’endurcir plus que d’autres mais elle jura que, pour chacun d’eux, la difficulté de perdre un patient était la même. Il m’est arrivé de me demander si je n’avais pas fait médecine dans l’espoir de guérir un jour ma mère des blessures de son existence.

Le dîner passé, maman se retira discrètement. J’entraînai Sophie vers le jardin, à l’arrière de la maison. La nuit était douce, Sophie posa sa tête sur mon épaule et me remercia de l’avoir éloignée quelques heures de l’hôpital. Je m’excusai des bavardages de ma mère, de n’avoir su trouver une idée de week-end plus intime.

— Que voulais-tu trouver de plus intime qu’ici ? Je t’ai parlé cent fois de moi, cent fois tu m’as écoutée mais toi tu ne dis jamais rien. Ce soir, j’ai l’impression d’avoir rattrapé un peu de mon retard.

La lune se levait, Sophie me fit remarquer qu’elle était pleine.

Je redressai la tête et regardai la toiture de la maison. L’ardoise luisait.

— Viens, lui dis-je en l’entraînant par la main, ne fais pas de bruit et suis-moi.

Lorsque nous arrivâmes au grenier, j’invitai Sophie à se mettre à genoux pour se faufiler sous les combles. Assis devant la lucarne, je l’ai embrassée. Nous sommes restés un long moment à écouter le silence qui nous enveloppait.

Le sommeil eut raison de Sophie. Elle me laissa et, avant de refermer la trappe, me dit que si mon lit était trop petit, je pouvais venir la rejoindre dans le sien.

*

* *

Plus aucun bruit dans la maison. J’ai ouvert une boîte en carton et, fouillant parmi ces trésors d’enfance, j’ai eu soudain une étrange impression. Comme si mes mains redevenaient plus petites, comme si un monde que j’avais délaissé se reformait autour de moi. Les premiers rayons de lune vinrent effleurer le plancher du grenier. Je me redressai et me cognai la tête à une poutre, retour à la réalité, mais devant moi, je vis apparaître une ombre, elle s’allongeait, aussi fine qu’un trait de crayon. Elle se hissa sur une malle, j’aurais juré qu’elle s’y était assise. Elle me regardait, attendant par défi que je parle le premier. Je tins bon.

— Ainsi tu as fini par revenir, me dit-elle. Je suis heureuse que tu sois là, nous t’attendions.

— Vous m’attendiez ?

— C’était inévitable, nous savions que tôt ou tard tu reviendrais.

— J’ignorais hier encore que je serais là ce soir.

— Tu crois que ta présence ici est un hasard ? La petite fille qui jouait à la marelle était notre émissaire. Nous avions besoin de toi.

— Qui es-tu ?

— Je suis la déléguée. Même si la classe s’est dispersée, nous continuons à veiller sur vous, les ombres ne vieillissent pas de la même façon.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Combien de fois t’a-t-il tiré des griffes de Marquès ? Te rappelles-tu tes moments de solitude qu’il comblait à grand renfort de blagues, à grand renfort de rires ? Te souviens-tu des après-midi où il se joignait à toi sur le chemin de l’école, de ces heures que vous passiez ensemble ? Il était ton meilleur ami, n’est-ce pas ?

— Pourquoi me dis-tu cela ?

— Un soir, dans ce grenier, tu regardais une photo que je t’avais offerte et je t’ai entendu demander : « Où est passé tout cet amour ? » Alors à mon tour de te poser une question. Cette amitié, qu’en as-tu fait ?

— Tu es l’ombre de Luc ?

— Si tu me tutoies, c’est que tu sais à qui j’appartiens.

La lune déclinait vers la droite de la lucarne. Je vis l’ombre glisser subrepticement de la malle vers le plancher, ses traits s’affinaient.

— Attends, ne pars pas, qu’est-ce que je dois faire ?

— Aide-le à changer de vie, emmène-le avec toi. Souviens-toi, celui de vous deux qui devait faire médecine, c’était lui. Il n’est pas trop tard, il n’est jamais trop tard quand on aime, aide-le à devenir ce qu’il voulait être. Tu le sais depuis toujours. Désolée de devoir te fausser compagnie mais l’heure tourne, je n’ai pas le choix. Au revoir.

La lune avait quitté la lucarne et l’ombre s’estompa entre deux boîtes en carton.

Je refermai la trappe du grenier et allai rejoindre Sophie. Je me glissai dans son lit, elle se blottit contre moi et se rendormit aussitôt. Je restai de longues minutes les yeux ouverts dans le noir. La pluie s’était mise à tomber, j’écoutai le clapotis de l’eau sur l’ardoise, le bruissement des feuilles dans les haies d’églantiers. Chaque bruit de la nuit dans cette maison m’était familier.

*

* *

Il devait être 9 heures quand Sophie s’étira. Ni elle ni moi n’avions autant dormi depuis des mois.

Nous descendîmes à la cuisine où une surprise nous attendait.

À la table, Luc discutait avec ma mère.

— Normalement à cette heure-là je vais me coucher, mais je n’allais pas vous laisser repartir sans venir vous dire au revoir.

Tiens, me dit-il, je vous ai apporté un petit quelque chose. Je les ai faits tôt ce matin en pensant à vous, c’est une fournée spéciale.

Luc nous tendit un panier en osier rempli de croissants et de pains au lait encore tièdes.

— Alors ? interrogea-t-il, attendri, en regardant Sophie se régaler.

— Alors, c’est le meilleur pain au lait que j’aie jamais mangé, répondit-elle.

Maman s’excusa de devoir nous laisser, elle avait à faire au jardin.

Sophie s’empara d’un croissant et je vis dans les yeux de Luc que l’appétit de mon amie lui procurait un immense plaisir.

— C’est un bon toubib, mon copain ? demanda-t-il à Sophie.

— Pas forcément celui doté du meilleur caractère mais oui, il sera un très bon médecin, dit-elle, la bouche pleine.

Luc voulait tout savoir de notre quotidien à l’hôpital, tout apprendre. Et, tandis que Sophie lui racontait nos journées, je voyais combien nos vies le faisaient rêver.

À son tour Sophie l’interrogea sur les quatre cents coups évoqués la veille, devant la grille de l’école. Malgré les regards que je lui lançais, Luc lui raconta mes mésaventures avec Marquès, l’épisode du casier, la façon dont il m’aidait chaque année à remporter l’élection du délégué, même l’épisode de l’incendie de la remise y passa. Au fil de la conversation le rire de Luc redevint tel qu’il était jadis, si franc, si communicatif.

— À quelle heure repartez-vous ? s’enquit-il.

Sophie reprenait son service à minuit et moi le lendemain matin. Nous prendrions un train en début d’après-midi. Luc bâilla, il luttait contre la fatigue. Sophie monta préparer son sac, nous laissant seuls tous les deux.

— Tu reviendras ? me demanda Luc.

— Bien sûr, lui répondis-je.

— Essaie que ce soit un lundi, enfin si tu peux, la boulangerie est fermée le mardi, tu t’en souviens ? Nous pourrons passer une vraie soirée ensemble, ça me ferait plaisir. On n’a pas eu beaucoup de temps, j’aimerais que tu continues de me raconter ce que tu fais là-bas.

— Luc, pourquoi tu ne viens pas avec moi ? Pourquoi ne pas tenter ta chance ? Tu rêvais de faire des études de médecine. En attendant que tu obtiennes une bourse, je pourrais te trouver un emploi de brancardier pour arrondir les fins de mois, et puis tu n’aurais pas à t’inquiéter de payer un loyer, mon studio n’est pas bien grand mais nous pourrions le partager.