— Tu veux que je reprenne des études maintenant ? C’était il y a cinq ans qu’il fallait me proposer ça, mon vieux !
— Qu’est-ce que ça peut bien faire si tu t’y mets un peu plus tard que les autres ? Tu as déjà vu quelqu’un demander l’âge d’un médecin en entrant dans son cabinet ?
— Je me retrouverais en cours avec des gens bien plus jeunes que moi et je n’ai pas envie d’être le Marquès de la classe.
— Pense à toutes les Élisabeth qui succomberont au charme de ta maturité.
— Évidemment, répliqua Luc songeur, vu sous cet angle... Et puis arrête de me faire rêver. Quelques secondes comme ça, ça me fait du bien, mais quand tu auras repris ton train, ça me fera encore plus mal.
— Qu’est-ce qui t’en empêche ? Réfléchis, c’est de ta vie qu’il s’agit.
— Et de celles de mon père, de ma mère, de ma petite soeur, ils ont tous besoin de moi. Une bagnole à trois roues, c’est une bagnole qui part dans le fossé. Tu ne peux pas comprendre ce que c’est qu’une famille.
Luc baissa la tête et plongea le nez dans sa tasse de café.
— Pardon, me dit-il, ce n’est pas ce que je voulais dire. La vérité, mon vieux, c’est que mon paternel ne me laisserait jamais partir. Il a besoin de moi, je suis son bâton de vieillesse, il compte sur moi pour reprendre la boulangerie quand il sera trop vieux pour se lever la nuit.
— Dans vingt ans, Luc ! Ton père sera trop vieux dans vingt ans, et puis tu as une petite soeur, non ?
Luc éclata de rire.
— Tiens, j’aimerais bien voir mon père lui apprendre le métier, c’est elle qui le mènerait à la baguette. Avec moi il est intraitable mais elle, elle réussit à en faire ce qu’elle veut.
Luc se leva et se dirigea vers la porte.
— Ça m’a fait plaisir de te revoir, tu sais. N’attends pas aussi longtemps avant de repasser. Après tout, même si un jour tu deviens un grand professeur, même si tu habites un bel appartement dans les beaux quartiers d’une grande ville, chez toi, ce sera toujours ici.
Luc me donna l’accolade et s’apprêta à partir. Alors qu’il se tenait sur le pas de la porte, je le retins un court instant.
— À quelle heure tu commences ton boulot ?
— Qu’est-ce que ça peut bien faire ?
— Moi aussi je travaille de nuit, alors si je connais tes horaires, lorsque je serai aux Urgences, je me sentirai moins seul. Il me suffira de regarder la pendule et je pourrai imaginer ce que tu es en train de faire.
Luc me regarda avec un drôle d’air.
— Tu m’as posé des questions sur ce que nous faisions à l’hôpital, tu peux bien me raconter comment se passe ta vie dans ton fournil.
— Dès 3 heures du matin on nourrit le levain maître, il faut le mélanger à la farine, à l’eau, au sel et à la levure pour démarrer la pâte. Après un premier pétrissage, on la pousse dans une fermentation qui permet au levain d’entrer en action. Vers 4
heures du matin, on fait une pause pendant le pointage. Quand il fait doux, j’ouvre la porte qui donne sur la ruelle derrière la boulangerie et j’installe deux tabourets. Papa et moi y prenons un café. On ne se dit pas grand-chose pendant ces moments-là, mon père prétend qu’il ne faut pas faire de bruit pour laisser la pâte reposer, c’est surtout lui qui se repose, il en a besoin maintenant. Aussitôt mon café avalé, je le laisse sommeiller une petite heure sur sa chaise, adossé au mur de pierre. Je rentre nettoyer les plaques et j’étends les feuilles de lin sur lesquelles on couchera le pain.
« Lorsque mon père me rejoint, on fait l’apprêt pour la deuxième fermentation. On divise la pâte, on la façonne, on lame chaque miche pour avoir une belle grigne, et puis enfin, on enfourne.
« Chaque nuit, nous reprenons les mêmes gestes, chaque fois, le défi est différent, le résultat jamais acquis. S’il fait froid, la pâte prend plus de temps à fermenter, il faut rajouter de l’eau chaude et de la levure ; s’il fait chaud, elle réclame de l’eau glacée sinon elle sèche trop vite. On ne peut pas faire du bon pain sans prêter attention à chaque détail, même au temps qu’il fait dehors ; les boulangers n’aiment pas la pluie, ça rend le travail plus long.
« À 6 heures, nous sortons la première fournée du matin. Le temps de laisser refroidir les pains et on les monte à la boulangerie. Voilà, mon vieux, mais si tu crois que ce que je viens de te dire fera de toi un boulanger, eh bien tu te trompes.
Remarque, tes récits d’hôpital ne feront pas de moi un médecin.
Allez, il faut vraiment que j’aille dormir, embrasse ta mère pour moi et surtout ta copine. C’est drôlement joli la façon dont elle te regarde, tu as de la chance, et je suis sincèrement heureux pour toi.
Après le départ de Luc, je rejoignis ma mère dans son jardin.
Je la trouvai accroupie devant une rangée de rosiers. La pluie avait couché ses fleurs et elle les redressait méticuleusement.
— Mes genoux me font mal, gémit-elle en se relevant. Toi, tu as meilleure mine qu’hier. Tu devrais rester quelques jours pour reprendre des forces.
Je n’ai pas répondu, je regardais tes yeux qui me souriaient. Si tu savais combien j’aurais voulu que tu me fasses un mot d’excuse comme lorsque tu avais le pouvoir de tout pardonner, même l’absence.
— Vous allez bien ensemble, me dit ma mère en me prenant par le bras.
Comme je ne répondais toujours pas, elle poursuivit son monologue.
— Sinon tu ne l’aurais pas emmenée visiter ton grenier hier soir. Tu sais, j’entends tout dans cette maison, j’ai toujours tout entendu. Après ton départ, il m’est arrivé d’y monter. Quand tu me manquais trop, je soulevais la trappe et j’allais m’asseoir devant la lucarne. Je ne sais pas pourquoi, mais là-haut j’avais l’impression de me rapprocher de toi, comme si en regardant à travers la vitre je te devinais dans le lointain. Cela fait longtemps que je n’y suis plus retournée ; je te l’ai dit, mes genoux me font mal et il faut avancer à quatre pattes au milieu de tout ce bric-à-brac. Oh, ne fais pas cette tête-là, je te promets que je n’ai jamais ouvert une de tes boîtes. Ta mère a ses défauts, mais je ne suis pas indiscrète.
— Je ne te reproche rien, lui dis-je.
Maman posa sa main sur ma joue.
— Sois honnête avec toi et surtout avec elle ; si ce n’est pas de l’amour que tu ressens, ne la laisse pas espérer, c’est une fille bien.
— Pourquoi me dis-tu ça ?
— Parce que tu es mon fils et que je te connais comme si je t’avais fait.
Maman m’a prié d’aller rejoindre Sophie et de la laisser à la taille de ses rosiers. Je suis remonté dans la chambre. Sophie était accoudée à la fenêtre, le regard dans le vide.
— Tu m’en voudrais de te laisser rentrer seule ?
Sophie se retourna.
— Pour les cours, je pourrai prendre des notes pour deux, mais tu es de garde lundi soir si je ne me trompe pas ?
— Justement, c’est le deuxième service que je voulais te demander. Si tu pouvais aller dire au responsable du service que je suis malade, rien de grave, une angine que j’ai préféré soigner pour ne pas contaminer les patients. J’ai juste besoin de vingt-quatre heures.
— Non je ne t’en voudrais pas, tu n’as presque pas vu ta mère et une soirée en ta compagnie lui ferait sûrement plaisir.
Puisque je voyagerai seule, je trouverai bien le temps de réfléchir à une excuse plus valable.
Maman se réjouit que je reste un peu plus que prévu.