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Tu n’es pas obligé de soigner les maux de tous ceux qui croisent ton chemin. Même en devenant le meilleur des médecins, tu n’y arriverais pas.

— Mais toi, ce n’est pas ce que tu as essayé de faire toute ta vie ? Ce n’était pas pour ça que tu rentrais si fatiguée le soir ?

— Je crois, mon chéri, me dit-elle en se levant, que tu as hélas hérité de la naïveté de ta mère et du caractère têtu de ton père.

*

* *

J’ai pris le premier train du matin. Ma mère m’a raccompagné à la gare. Sur le quai, je lui ai promis de revenir la voir bientôt.

Elle a souri.

— Quand tu étais gosse et que je venais éteindre ta lumière, tu me demandais chaque soir : « Maman, c’est quand le prochain jour ? » Je te répondais « Bientôt » et chaque fois, en refermant la porte de ta chambre, j’avais la conviction que ma réponse ne t’avait pas convaincu. Je crois qu’à nos âges, les rôles se sont inversés. Alors « à bientôt » mon coeur, prends soin de toi.

Je suis monté dans mon wagon et j’ai regardé par la vitre la silhouette de maman, emportée par la distance alors que le train s’éloignait.

7.

Je reçus la première lettre de ma mère dix jours après mon retour. Comme dans chacune de ses correspondances, elle me demandait de mes nouvelles, espérant une réponse rapide. Il s’écoulait souvent plusieurs semaines avant que je trouve la force, en rentrant chez moi, de lui faire ce plaisir. Le peu d’empressement que montrent les enfants envers leurs parents en grandissant confine à l’égoïsme pur. Je m’en sentais d’autant plus coupable que je gardais tous ses messages dans une boîte posée sur une étagère de ma bibliothèque, telle une présence bienveillante.

Sophie et moi ne nous étions presque pas revus depuis notre escapade, nous n’avions pas même passé une nuit ensemble.

Durant ce court séjour dans la maison de mon enfance, une ligne s’était tracée entre nous, que ni elle ni moi ne réussissions à franchir. Lorsque je pris le stylo pour écrire à ma mère, mes derniers mots étaient pour lui dire que Sophie l’embrassait. Le jour suivant ce mensonge, j’allai la chercher dans son service et lui avouai qu’elle me manquait. Le lendemain, elle accepta que je l’emmène au cinéma, mais à la fin de la séance, elle préféra rentrer chez elle.

Depuis un mois, Sophie se laissait séduire par un interne en pédiatrie, décidant pour nous deux de mettre fin au règne de nos incertitudes. Peut-être plus encore des miennes. Savoir qu’un autre homme risquait de s’emparer de ce que je ne me décidais pas à posséder me rendit furieux. Je fis tout pour la reconquérir et, deux semaines plus tard, nos corps se retrouvaient dans mes draps. J’avais chassé l’intrus, la vie reprenait son cours, et le sourire me revint.

Au début du mois de septembre, en rentrant d’une longue garde, je découvris une drôle de surprise sur mon palier.

Luc était assis sur une petite valise, l’air hagard et la mine réjouie.

— Tu m’as fait attendre, mon salaud ! dit-il en se levant.

J’espère que tu as quelque chose à manger, parce que je crève de faim.

— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je en lui ouvrant la porte de mon studio.

— Mon père m’a viré !

Luc a ôté son veston et s’est laissé tomber dans l’unique fauteuil de la pièce. Pendant que je lui ouvrais une boîte de thon et dressais un couvert sur la malle qui faisait office de table basse, Luc se raconta avec frénésie.

— Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, à mon vieux. Tu sais, la nuit qui a suivi ton départ, après le pointage, je me suis étonné de ne pas le voir revenir au fournil. J’ai pensé qu’il ne s’était pas réveillé, j’étais même un peu inquiet pour tout te dire. J’ai ouvert la porte qui donne sur la ruelle et je l’ai trouvé assis sur sa chaise, il pleurait. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas, il n’a pas voulu me répondre. Il a juste murmuré que c’était un coup de fatigue et m’a fait promettre d’oublier que je l’avais vu comme ça et de ne rien dire à ma mère. J’ai promis. Mais depuis ce soir-là, il n’était plus le même. D’habitude, il est plutôt dur avec moi au travail, je sais que c’est sa façon à lui de m’apprendre le métier, je ne peux pas lui en vouloir. Je crois que mon grand-père n’était pas bien facile avec lui. Mais là, chaque jour je le voyais de plus en plus gentil, presque aimable.

Lorsque je ratais la mise en forme des pains, au lieu de me houspiller, il venait près de moi et me montrait à nouveau comment faire, me disant chaque fois que ce n’était pas grave, que lui aussi commettait des erreurs. Je te jure que je n’en revenais pas. Un soir, il m’a même pris dans ses bras. J’ai cru qu’il perdait la tête. Je ne devais pas être loin du compte parce que avant-hier il m’a licencié comme un simple apprenti. À 6

heures du matin, il m’a regardé droit dans les yeux et il m’a dit que si j’étais aussi malhabile, c’est que la boulangerie ne devait pas être faite pour moi, qu’au lieu de perdre mon temps et de lui faire perdre le sien, je ferais mieux d’aller tenter ma chance en ville. Je n’avais qu’à choisir ma voie puisque c’était comme ça de nos jours qu’on devenait heureux. Il était en colère en me disant ça. À l’heure du déjeuner, il a annoncé à ma mère que je partais et il a fermé la boulangerie pour le reste de la journée.

Le soir, à table, personne n’a rien dit, maman pleurait. Enfin, côté salle à manger elle était en larmes, mais chaque fois que j’allais dans la cuisine, elle me rejoignait pour me prendre dans ses bras en me chuchotant qu’elle n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps. Ma mère se réjouissant que mon père me foute à la porte... Je te jure, mes parents ont perdu la boule !

J’ai regardé trois fois le calendrier pour vérifier que nous n’étions pas le 1er avril.

« Au matin, mon père est venu me chercher dans ma chambre, il m’a dit de m’habiller. On a pris sa voiture et on a roulé huit heures, huit heures sans échanger le moindre mot.

Sauf à midi quand il m’a demandé si j’avais faim. Nous sommes arrivés en début de soirée, il m’a déposé devant cet immeuble et m’a dit que tu habitais là. Comment il l’a su ? Même moi je l’ignorais ! Il est descendu de la voiture, a sorti mon sac du coffre et l’a posé à mes pieds. Puis il m’a tendu une enveloppe en me disant que ce n’était pas grand-chose mais que c’était le mieux qu’il pouvait faire et qu’avec ça je pourrais tenir quelque temps. Et puis il est remonté derrière son volant et il est parti.

— Sans rien te dire d’autre ? demandai-je.

— Si. Juste avant de démarrer, il m’a annoncé : « Si tu devais t’apercevoir que tu es aussi piètre médecin que boulanger, alors reviens et cette fois je t’apprendrai le métier pour de bon. » Tu y comprends quelque chose ?

J’ai débouché mon unique bouteille de vin, un cadeau de Sophie que nous n’avions pas bu le soir où elle me l’avait offert.

Je nous ai servi deux grands verres et, en trinquant, j’ai déclaré à Luc que non, je n’y comprenais rien.

*

* *

J’ai aidé mon ami à remplir tous les formulaires nécessaires à son inscription en première année de médecine, je l’ai accompagné au bureau des admissions où il a sacrifié une grande partie du pécule que lui avait remis son père.

La reprise des cours aurait lieu en octobre. Nous allions refaire des études ensemble. Nous ne serions plus assis côte à côte dans la même classe, mais nous pourrions nous voir de temps à autre dans le petit jardin de l’hôpital. Même sans marronnier ni panier de basket, nous en referions vite notre nouvelle cour de récréation.