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La première fois que nous nous y sommes retrouvés, c’est moi qui ai remercié son ombre.

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* *

Luc s’installa chez moi. Notre cohabitation était des plus faciles, nous vivions en horaires décalés. Il profitait de mon lit pendant que je faisais mes gardes de nuit et partait en cours lorsque je rentrais. Les rares fois où nous devions partager le studio, il étendait une couette sous la fenêtre, roulait une couverture en boule en guise d’oreiller et dormait comme un loir.

En novembre, il me confia qu’il s’était entiché d’une étudiante avec laquelle il révisait souvent. Annabelle avait cinq ans de moins que lui, mais il jurait qu’elle faisait plus femme que son âge.

Début décembre, Luc me demanda de lui rendre un immense service. Je frappai ce soir-là à la porte de Sophie qui m’accueillit dans son lit. La relation que Luc entretenait avec Annabelle finit par me rapprocher de Sophie. Je dormais de plus en plus souvent chez elle, et Annabelle de plus en plus souvent chez moi. Les dimanches soir, Luc nous conviait dans mon studio et se mettait aux fourneaux, nous faisant profiter de ses talents de pâtissier. Je ne compte plus les quiches et tourtes que nous avons dégustées. À la fin du dîner, Sophie et moi laissions Luc et Annabelle « réviser leurs cours » en toute intimité.

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* *

Je n’avais pas revu ma mère depuis l’été, elle avait annulé sa visite automnale. Elle se sentait fatiguée et avait préféré s’épargner le voyage. Dans sa lettre, elle m’écrivait que, tout comme elle, la maison vieillissait. Elle avait commencé à la repeindre, et les odeurs de solvants avaient fini par l’incommoder. Au téléphone, elle m’avait assuré qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Quelques semaines de repos et tout irait bien à nouveau. Elle m’avait fait jurer de venir la voir à Noël, et Noël approchait.

J’avais acheté son cadeau, pris mon billet de train et négocié de ne pas être de garde le 24 décembre. Un chauffeur d’autobus et une plaque de verglas ruinèrent mes projets. Une embardée incontrôlable, au dire des témoins, le bus avait heurté un parapet avant de se coucher sur le flanc. Quarante-huit victimes à l’intérieur, seize sur le trottoir. Je préparais mon sac quand mon biper s’était mis à vibrer sur la table de nuit. J’appelai l’hôpital, tous les externes étaient mobilisés.

Le hall des Urgences était plongé dans un véritable chaos, les infirmières étaient débordées, les box d’examen tous occupés et le personnel courait en tout sens. Les blessés les plus graves attendaient leur tour pour entrer au bloc opératoire, les moins atteints patientaient sur des civières dans le couloir. Luc, en qualité de brancardier, faisait la navette entre les ambulances qui ne cessaient d’arriver et la salle de triage. C’était la première fois que nous travaillions ensemble. Il était pâle et, dès qu’il passait devant moi, je le surveillais attentivement.

Lorsque les pompiers lui confièrent un homme dont le tibia et le péroné sortaient à angle droit du mollet, je le vis se retourner vers moi, le visage verdâtre, et glisser lentement contre les portes du sas avant de s’effondrer de tout son long sur le carrelage à damier. Je me précipitai pour le relever et l’installai sur un fauteuil de la salle d’attente, le temps qu’il recouvre ses esprits.

La tourmente dura une bonne partie de la nuit. Au petit matin, les Urgences ressemblaient à un hôpital militaire quelques heures après la bataille. Le sol était maculé de sang et jonché de compresses. Le calme revenu, l’équipe d’urgentistes s’affairait à remettre un peu d’ordre.

Luc n’avait pas quitté le fauteuil où je l’avais laissé. Je vins m’asseoir à côté de lui. Il se tenait la tête entre les genoux. Je le forçai à se redresser et à me regarder.

— C’est fini, lui dis-je. Tu viens de vivre ton baptême du feu et, contrairement à ce que tu penses, tu t’en es plutôt bien tiré.

Luc soupira, il fit un tour d’horizon et se précipita au-dehors pour se vider l’estomac. Je le suivis afin d’aller le soutenir.

— Qu’est-ce que tu disais sur la façon dont je m’en suis tiré ?

demanda-t-il en s’adossant au mur.

— C’était une sacrée nuit de Noël, je t’assure que tu as été très bien.

— Je me suis comporté comme une merde, tu veux dire, j’ai tourné de l’oeil et je viens de vomir ; pour un étudiant en médecine, j’imagine que c’est du plus bel effet.

— Si cela peut te rassurer, je me suis évanoui le premier jour où je suis entré en salle de dissection.

— Merci de m’avoir prévenu, mon premier cours de dissection a lieu lundi prochain.

— Tout se passera bien, tu verras.

Luc me lança un regard incendiaire.

— Non, rien ne se passe bien. Je pétrissais de la pâte, pas de la chair fraîche, je découpais des pains, pas des chemises et des pantalons ensanglantés et, surtout, je n’ai jamais entendu une brioche hurler à la mort, même quand je lui plantais un couteau dans le bonnet. Je me demande si je suis vraiment fait pour ça, mon vieux.

— Luc, la plupart des étudiants en médecine connaissent ce genre de doute. Tu t’habitueras avec le temps. Tu n’imagines pas combien c’est gratifiant de soigner quelqu’un.

— Je soignais les gens avec des pains au chocolat, et je peux te garantir que ça marchait à tous les coups, répondit Luc en ôtant sa blouse.

Je le retrouvai chez moi un peu plus tard dans la matinée. Il vidait son sac et, toujours en colère, rangeait ses affaires dans les tiroirs de la commode qui lui étaient réservés.

— C’est la première fois que ma petite soeur passe un Noël sans moi. Qu’est-ce que je vais dire au téléphone pour lui expliquer mon absence ?

— La vérité, mon vieux, raconte ta nuit, telle qu’elle s’est déroulée.

— À ma petite soeur de onze ans ? Tu as une autre idée de ce genre à me proposer ?

— Tu as consacré ta soirée de Noël à secourir des gens en détresse, que veux-tu que ta famille te reproche ? Et puis tu aurais pu être dans ce bus, alors arrête de te plaindre.

— J’aurais aussi pu être chez moi ! J’étouffe ici, j’étouffe dans cette ville, dans l’amphithéâtre, dans ces manuels qu’il faut avaler à longueur de nuit et de journée.

— Si tu me disais ce qui ne va pas ? demandai-je à Luc.

— Annabelle, voilà ce qui ne va pas. Je rêvais de vivre une histoire avec une femme, tu ne peux pas savoir à quel point.

Chaque fois que mon père me rappelait à l’ordre parce que j’avais la tête ailleurs, j’étais en train de m’imaginer avec une fille. Et maintenant que cela m’arrive, je n’ai plus qu’une envie, redevenir célibataire. Je t’en ai même voulu de ne pas t’investir plus dans ta relation avec Sophie. La première fois que je l’ai vue, chez ta mère, je me suis dit que c’était vraiment donner de la confiture aux cochons.

— Merci.

— Je suis désolé, mais je voyais bien que tu la regardais à peine, une fille comme ça, c’est tellement inouï.

— Tu es en train de me dire à demi-mot que tu as le béguin pour Sophie ?

— Ne sois pas idiot, si c’était le cas, je n’emploierais pas des demi-mots, je te dis juste que je ne comprends plus rien à rien.

Je m’ennuie avec Annabelle, elle n’est pas franchement drôle.

Elle se prend au sérieux et me regarde de haut parce que j’ai grandi en province.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Elle est partie passer les fêtes en famille, je lui ai proposé de la rejoindre mais j’ai bien senti que l’idée de me présenter à ses parents la gênait. Nous ne sommes pas du même monde.

— Tu ne crois pas que tu dramatises un peu ? Elle a peut-être eu peur du côté engageant de la chose ? Présenter quelqu’un à sa famille, ce n’est pas sans conséquence, enfin, cela signifie quelque chose, c’est une étape dans une relation.