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Cette fois, je n’eus pas à en user, papa n’avait pas l’air fâché, juste triste. Il me demanda de m’asseoir en face de lui à la table de la cuisine et prit mes mains dans les siennes. Notre conversation dura dix minutes, pas plus. Il m’expliqua tout un tas de choses sur la vie, que je comprendrais quand j’aurais son âge. Je n’en ai retenu qu’une : il allait quitter la maison. Nous continuerions à nous voir aussi souvent que possible, mais il fut incapable de m’en dire plus sur ce qu’il entendait par

« possible ».

Papa se leva et me demanda d’aller réconforter maman dans sa chambre. Avant cette conversation, il aurait dit « notre chambre », désormais, ce ne serait plus que celle de maman.

J’obéis aussitôt et grimpai à l’étage. Je me retournai sur la dernière marche, papa avait une petite valise à la main. Il me fit un signe en guise d’au revoir et la porte de la maison se referma derrière lui.

Je ne devais plus revoir mon père avant de devenir adulte.

*

* *

J’ai passé le week-end avec maman, faisant semblant de ne pas entendre son chagrin. Maman ne disait rien, parfois elle soupirait et aussitôt ses yeux s’emplissaient de larmes, alors elle se retournait pour que je ne la voie pas.

Au milieu de l’après-midi, nous nous sommes rendus au supermarché. J’avais remarqué depuis longtemps que lorsque maman avait le cafard, nous allions faire des courses. Je n’ai jamais compris comment un paquet de céréales, des légumes frais ou des collants neufs pouvaient faire du bien au moral... Je la regardais s’affairer dans les rayonnages, me demandant si elle se souvenait que j’étais à côté d’elle. Le caddie plein et le porte-monnaie vide, nous sommes rentrés à la maison. Maman a passé un temps infini à ranger les provisions.

Ce jour-là, maman a fait un gâteau, un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable. Elle a mis deux couverts sur la table de la cuisine, a descendu la chaise de mon père à la cave et elle est remontée s’asseoir en face de moi. Elle a ouvert le tiroir près de la gazinière, sorti le paquet de bougies usées que j’avais soufflées à mon anniversaire, en a planté une au milieu du gâteau et l’a allumée.

— C’est notre premier dîner en amoureux, m’a-t-elle dit en souriant, il faudra que nous nous en souvenions toujours toi et moi.

Quand j’y repense, mon enfance était truffée de premières fois.

Ce gâteau aux pommes et au sirop d’érable a été notre repas du soir. Maman a pris ma main et l’a serrée dans la sienne.

— Et si tu me racontais ce qui ne va pas à l’école, m’a-t-elle demandé.

*

* *

Le chagrin de maman avait tellement occupé mes pensées que j’en avais oublié mes mésaventures du samedi. J’y repensai sur le chemin de l’école, espérant que Marquès aurait passé un week-end bien meilleur que le mien. Qui sait, avec un peu de chance, il n’aurait plus besoin d’un souffre-douleur.

La file de la section 6C était déjà formée sous le préau et l’appel n’allait pas tarder à commencer. Élisabeth était juste devant moi, elle portait un petit pull bleu marine et une jupe à carreaux qui descendait jusqu’aux genoux. Marquès s’est retourné et m’a lancé un sale regard. Le cortège d’élèves est entré dans l’établissement en file indienne.

Pendant le cours d’histoire, alors que Mme Henry nous racontait les circonstances dans lesquelles Toutankhamon avait perdu la vie, à croire qu’elle se trouvait près de lui au moment de sa mort, je pensais à la récréation non sans appréhension.

La cloche allait sonner à 10 h 30, l’idée de me retrouver dans la cour avec Marquès ne m’enchantait pas vraiment, mais j’étais bien obligé de suivre les copains.

Je m’étais isolé sur le banc où j’avais taillé un brin de conversation avec le gardien pendant ma colle, juste avant de rentrer à la maison pour apprendre que mon père nous quittait, lorsque Marquès est venu s’asseoir à côté de moi.

— Je t’ai à l’oeil, me dit-il en m’empoignant par l’épaule. Ne t’avise pas de te présenter à l’élection du délégué de classe, je suis le plus vieux et c’est à moi que revient ce poste. Si tu veux que je te fiche la paix, un conseil, fais-toi discret, et puis ne t’approche pas d’Élisabeth, je dis ça pour ton bien. Tu es trop jeune, tu n’as aucune chance, alors inutile d’espérer, tu te ferais de la peine pour rien, petit crétin.

Il faisait beau ce matin-là dans la cour de récréation, je m’en souviens parfaitement, et pour cause ! Nos deux ombres se côtoyaient sur le bitume. Celle de Marquès mesurait un bon mètre de plus que la mienne, question de proportions, c’est mathématique. Je me suis déplacé subrepticement pour que mon ombre prenne le dessus. Marquès ne se rendait compte de rien, moi ce petit jeu m’amusait. Pour une fois c’était moi le plus fort, ça ne coûte rien de rêver. Marquès, qui continuait de me massacrer l’épaule, vit Élisabeth passer près du marronnier à quelques mètres de nous. Il se leva et me donna l’ordre de ne pas bouger, me laissant enfin tranquille.

Yves sortit de la remise où il rangeait son matériel. Il s’avança vers moi, et me regarda d’un air si sérieux que je me suis demandé ce que j’avais encore bien pu faire.

— Je suis désolé pour ton père, me dit-il. Tu sais, avec le temps, les choses finiront peut-être par s’arranger.

Comment pouvait-il déjà connaître la nouvelle ? Le départ de mon père ne faisait quand même pas la une de la gazette du village.

La vérité, c’est que dans les petites villes de province, tout se sait, aucun ragot n’échappe aux uns, avides du malheur des autres. Quand j’ai pris conscience de ça, la réalité du départ de papa m’est retombée une deuxième fois sur les épaules, tel un fardeau. Sûr que, dès le soir même, on en parlerait dans toutes les maisons des élèves de ma classe. Les uns rendraient ma mère responsable, pour les autres ce serait la faute de papa.

Dans tous les cas, je serais le fils incapable d’avoir rendu son père suffisamment heureux pour l’empêcher de partir.

L’année commençait franchement mal.

— Tu t’entendais bien avec lui ? me demanda Yves.

J’ai répondu oui d’un hochement de tête tout en regardant fixement le bout de mes chaussures.

— La vie est mal faite, moi mon père était un salaud. J’aurais tellement aimé qu’il quitte la maison. Je suis parti avant lui, pour ne pas dire à cause de lui.

— Papa n’a jamais levé la main sur moi ! rétorquai-je pour éviter tout malentendu.

— Le mien non plus, répliqua le gardien.

— Si vous voulez qu’on devienne copains, il faut se dire la vérité. Je sais bien que votre père vous frappait, il vous entraînait au fond du jardin pour vous donner une rouste avec sa ceinture.

Mais qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? Je ne savais pas comment ces paroles étaient sorties de ma bouche. Peut-être que j’avais eu besoin d’avouer à Yves ce que j’avais vu ce fameux samedi alors que je rentrais de ma colle. Il me regarda droit dans les yeux.

— Qui t’a raconté ça ?

— Personne, répondis-je confus.

— Tu es soit un fouineur, soit un menteur.