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— Tu as pensé à tout ça, quand tu as emmené Sophie chez ta mère ?

J’ai regardé Luc en silence. Non, je n’avais pensé à rien de tout cela quand j’avais proposé spontanément à Sophie de venir avec moi, et je réfléchissais seulement maintenant à ce qu’elle avait dû en conclure. Mon égoïsme et ma bêtise justifiaient sa distance à mon égard depuis le début de l’automne. Et je ne lui avais rien proposé pour Noël. Notre amitié amoureuse se fanait, et j’étais le seul à ne pas m’en rendre compte. Je laissai Luc à sa morosité et me précipitai sur le téléphone pour appeler Sophie.

Aucune réponse. Peut-être avait-elle vu apparaître mon numéro sur le cadran et refusait-elle de décrocher ?

J’ai joint ma mère pour m’excuser de lui avoir fait faux-bond.

Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’elle comprenait très bien.

Elle m’assura que nos échanges de cadeaux pouvaient attendre, elle tâcherait d’avancer son voyage de printemps et viendrait me voir dans le courant du mois de février.

*

* *

Le soir du jour de l’An, j’étais officiellement de garde, j’avais troqué cette nuit contre ma liberté à Noël et j’avais perdu au change. Luc sauta dans un train pour rejoindre les siens. Je n’avais toujours aucune nouvelle de Sophie. Je m’installai sur un fauteuil dans le sas des Urgences en attendant que les premiers fêtards arrivent dans mon service. Cette nuit-là, je fis une rencontre des plus insolites.

La vieille dame avait été amenée aux Urgences par les pompiers à 23 heures. Elle était arrivée sur une civière et sa mine réjouie m’avait surpris.

— Qu’est-ce qui vous met de si bonne humeur ? lui demandai-je en prenant sa tension.

— C’est trop compliqué, vous ne pourriez pas comprendre, rétorqua-t-elle en ricanant.

— Donnez-moi une petite chance !

— Je vous assure, vous me prendriez pour une folle.

La vieille dame se redressa sur le brancard et me regarda attentivement.

— Je vous reconnais ! s’exclama-t-elle.

— Vous devez vous tromper, lui dis-je en m’interrogeant sur la nécessité de lui faire passer un scanner.

— Vous, vous êtes en train de vous dire que je suis gâteuse et vous vous demandez si vous ne devriez pas pousser plus loin vos examens. Pourtant, le plus gâteux des deux, c’est vous, mon cher.

— Si vous le dites !

— Vous habitez au quatrième droite et moi, juste au-dessus.

Alors, jeune homme, quel est le plus distrait de nous deux ?

Depuis le début de ma médecine, je redoutais de renouer un jour avec mon père dans des circonstances similaires. Ce soir-là, c’était ma voisine que je rencontrais, non pas dans la cage d’escalier de notre immeuble, mais aux Urgences. Cinq ans que j’avais emménagé, cinq ans que j’entendais ses pas au-dessus de ma tête, le sifflement de sa bouilloire le matin, ses fenêtres quand elle les ouvrait, et jamais je ne m’étais demandé qui vivait là ni à quoi ressemblait la personne dont le quotidien semblait si proche du mien. Luc a raison, les grandes villes rendent fou, elles vous sucent l’âme et la recrachent comme une chique.

— Ne soyez pas gêné, mon grand, ce n’est pas parce que j’ai réceptionné deux, trois paquets pour vous que vous m’étiez redevable d’une petite visite. Nous nous sommes croisés plusieurs fois dans l’escalier, mais vous les grimpez tellement vite que si votre ombre vous suivait, vous la perdriez dans les étages.

— C’est drôle que vous disiez cela, répondis-je en observant ses pupilles à la lampe.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’étonna-t-elle en fermant les paupières.

— Rien. Et si vous me disiez enfin ce qui vous met de si bonne humeur ?

— Ah non, encore moins maintenant que je sais que vous êtes mon voisin. À ce sujet, j’aurais d’ailleurs une faveur à vous demander.

— Tout ce que vous voudrez.

— Si vous pouviez suggérer à votre copain de mettre une sourdine quand il fait des galipettes avec son amie, je vous en serais reconnaissante. Je n’ai rien contre les ébats de la jeunesse, mais à mon âge, hélas, on a le sommeil léger.

— Si cela peut vous rassurer, vous n’entendrez plus rien, j’ai cru comprendre que leur rupture était imminente.

— Ah, fit la vieille dame songeuse, j’en suis désolée. Bon, si je n’ai rien, je peux rentrer chez moi ?

— Je dois vous garder en observation, j’y suis obligé.

— Qu’est-ce que vous voulez observer ?

— Vous !

— Eh bien je vais vous faire gagner du temps. Je suis une vieille dame d’un certain âge qui ne vous regarde pas et j’ai glissé dans ma cuisine. Il n’y a rien d’autre à voir ni à faire que de me bander cette cheville qui gonfle à vue d’oeil.

— Reposez-vous, nous allons vous envoyer à la radio et, si rien n’est cassé, je vous raccompagnerai à la fin de ma garde.

— Parce que nous sommes entre voisins, je vous donne trois heures. Sinon je rentre par mes propres moyens.

J’ai rédigé une prescription pour une radiographie et confié ma patiente à un brancardier avant de retourner à mon travail.

Les nuits de réveillon sont les pires de toutes aux Urgences, dès minuit trente arrivent les premiers malades. Alcools et nourriture en surabondance, le sens de la fête chez certains me dépassera toujours.

J’ai retrouvé ma voisine au petit matin, assise sur une chaise roulante, son sac sur les genoux et le pied bandé.

— Heureusement que vous avez choisi la médecine, parce que comme chauffeur vous auriez été recalé. Vous me ramenez maintenant ?

— Je termine mon service dans une demi-heure. Votre cheville vous fait souffrir ?

— Une foulure, pas besoin d’être toubib pour le savoir. Si vous allez me chercher un café au distributeur, je veux bien vous attendre encore un peu ; un peu, mais pas plus.

Je me rendis au distributeur de boissons et lui rapportai son café. Elle trempa les lèvres dans le gobelet et me le rendit avec un air de dégoût en désignant la poubelle accrochée à un poteau.

Le hall des Urgences était désert. J’ôtai ma blouse, attrapai mon manteau dans le local de garde et poussai la chaise roulante au-dehors.

Je guettais un taxi quand un ambulancier me reconnut et me demanda où j’allais. Il terminait son service et accepta gentiment de nous déposer. Tout aussi généreusement, il m’aida à porter ma voisine dans l’escalier. Arrivés au cinquième étage, nous étions à bout de souffle. Ma voisine me tendit ses clés. L’ambulancier nous laissa et j’aidai la vieille dame à s’installer dans son fauteuil.

Je lui promis de revenir lui apporter tout ce dont elle pourrait avoir besoin ; avec sa cheville fragilisée, il était préférable qu’elle renonce à la cage d’escalier pendant quelque temps. Je griffonnai mon numéro de téléphone sur une feuille de papier, la posai en évidence sur un guéridon et lui fis promettre de ne pas hésiter à me joindre si elle avait le moindre problème.

J’allais me retirer lorsqu’elle m’appela.

— Vous n’êtes pas très curieux, vous ne m’avez même pas demandé mon prénom.

— Alice, vous vous appelez Alice, c’était inscrit sur votre feuille d’admission.

— Ma date de naissance aussi ?

— Également.

— C’est fâcheux.

— Je n’ai pas fait le calcul.

— Vous êtes galant mais je ne vous crois pas. Oui, j’ai quatre-vingt-douze ans et je sais, je n’en fais que quatre-vingt-dix !