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— Bien moins, j’aurais juré que vous aviez...

— Taisez-vous, quoi que vous disiez ce sera toujours trop.

Vous n’êtes quand même pas très curieux, je ne vous ai toujours pas dit ce qui m’amusait tant en arrivant à l’hôpital.

— J’avais oublié, lui avouai-je.

— Allez donc dans la cuisine, vous y trouverez un paquet de café dans le placard au-dessus de l’évier, vous savez vous servir d’une cafetière ?

— J’imagine que oui.

— De toute façon, ça ne pourra pas être pire que le poison que vous m’avez servi tout à l’heure.

Je préparai le café du mieux possible et revins dans le salon un plateau dans les mains. Alice nous servit, elle but sa tasse sans faire de commentaire, j’avais réussi l’épreuve.

— Alors, pourquoi cette bonne humeur hier soir ? repris-je. Se faire mal n’a rien de réjouissant.

Alice se pencha vers la table basse et me présenta une boîte de biscuits.

— Mes enfants m’emmerdent, si vous saviez à quel point !

Leurs conversations m’insupportent, la femme de l’un et le mari de l’autre m’insupportent encore plus. Ils passent leur temps à se plaindre, ne s’intéressent à rien d’autre qu’à leurs petites vies. Ce n’est pas faute de leur avoir enseigné la poésie. J’étais professeur de français figurez-vous, mais ces deux imbéciles n’avaient de goût que pour les chiffres. Je voulais échapper au réveillon chez ma belle-fille, autant dire à un calvaire, elle cuisine avec ses pieds, même une dinde s’autocuirait mieux.

Pour ne pas prendre le train hier matin et les rejoindre dans leur sinistre propriété de campagne, j’ai prétendu m’être foulé la cheville. Ils ont tous prétendu être désolés ; je vous rassure, cinq minutes, pas plus.

— Et si l’un d’eux avait décidé de venir vous chercher en voiture ?

— Aucun risque, ma fille et mon fils font un concours d’égoïsme depuis qu’ils ont seize ans. Ils en ont quarante de plus et personne n’a encore pu désigner le gagnant. J’étais dans ma cuisine en train de me dire qu’à leur retour de vacances il faudrait que je porte un bandage autour de la cheville pour donner corps à mon mensonge quand j’ai glissé et me suis retrouvée les quatre fers en l’air. À minuit moins le quart, les pompiers sont arrivés. J’ai réussi à leur ouvrir la porte, six beaux garçons dans mon appartement, rien que pour moi le soir du réveillon, en lieu et place de la dinde de ma belle-fille, je n’en demandais pas tant ! Ils m’ont examinée et sanglée sur leur civière pour descendre l’escalier. Il était minuit pile, alors que nous allions partir pour l’hôpital, j’ai demandé au capitaine s’il voulait bien attendre quelques instants de plus. Mon état ne justifiait aucune urgence. Il a accepté, je leur ai offert des chocolats, nous avons attendu le temps qu’il fallait...

— Qu’est-ce que vous attendiez ?

— À votre avis ? Que le téléphone sonne ! Ce n’est pas encore cette année que l’on départagera mes deux oisillons. En arrivant à l’hôpital, je riais à cause de ma cheville qui gonflait dans le camion de pompiers. Finalement je l’ai eu, mon bandage.

J’ai aidé Alice à s’allonger sur son lit, j’ai allumé son poste de télévision et l’ai laissée se reposer. Aussitôt rentré chez moi, je me suis précipité sur le téléphone pour appeler ma mère.

8.

Janvier était glacial. Luc rentra de son séjour plus motivé que jamais par ses études. Son père lui avait tapé sur les nerfs et sa petite soeur avait passé plus de temps avec sa console de jeux qu’à lui parler. À ma demande, Luc était allé rendre visite à ma mère. Il lui avait trouvé une petite mine. Elle lui avait confié une lettre et un cadeau de Noël à me remettre.

Mon chéri,

Je sais combien ton travail t’accapare. Ne regrette rien, j’étais un peu fatiguée le soir de Noël et me suis couchée tôt. Le jardin est comme moi, endormi sous le givre de l’hiver. Les haies sont blanches et le spectacle est magnifique. Le voisin est venu me porter plus de bois qu’il n’en faut pour tenir un siège.

Le soir, j’allume ma cheminée et regarde le feu crépiter dans l’âtre en pensant à toi et à la vie trépidante que tu mènes. Cela me rappelle tant de souvenirs. Tu dois mieux comprendre pourquoi il m’arrivait de rentrer épuisée à la maison et j’espère que tu me pardonnes maintenant ces soirées où je ne trouvais pas toujours la force de te parler. J’aimerais te voir plus souvent, ta présence me manque, mais je suis fière et heureuse de ce que tu accomplis. Je viendrai te voir dès les premiers jours du printemps. Je sais que je t’avais promis une visite en février mais avec le gel qui perdure, je préfère être prudente ; je ne voudrais pas m’imposer à toi en patiente éclopée. Si par chance tu réussissais à prendre quelques jours, et bien qu’en t’écrivant cela je sache la chose impossible, j’en serais la plus heureuse des mères.

C’est une belle année qui nous attend, en juin tu seras diplômé et ton internat commencera. Tu le sais mieux que moi mais le seul fait d’écrire ces mots me rend si fière que je pourrais les recopier cent fois.

Alors, bonne et heureuse année, mon enfant.

Ta maman qui t’aime.

P-S : Si tu n’aimes pas la couleur de cette écharpe, tant pis, tu ne pourras pas la changer, c’est moi qui te l’ai tricotée. Si elle est un peu de traviole, c’est normal, c’est la première fois que je tricote et la dernière aussi, j’ai eu horreur de ça.

J’ai défait le paquet et passé l’écharpe autour de mon cou. Luc s’est aussitôt payé ma tête. Elle était violette et plus large à une extrémité qu’à l’autre. Mais une fois nouée, on n’y voyait que du feu. Cette écharpe, je l’ai portée tout l’hiver.

*

* *

Sophie avait réapparu à la fin de la première semaine de janvier. J’étais passé chaque nuit dans son service, sans jamais l’y trouver. C’est elle qui vint me rendre visite aux Urgences, le jour de son retour. La couleur hâlée de sa peau détonnait au milieu de la pâleur des visages environnants. Elle avait eu, me dit-elle, besoin de prendre l’air. Je l’entraînai dans le petit café en face de l’hôpital et nous dînâmes tous deux avant de reprendre notre service.

— Tu étais où ?

— Comme tu peux le constater, au soleil.

— Seule ?

— Avec une amie.

— Qui ?

— Moi aussi j’ai des amies d’enfance. Comment va ta mère ?

Elle me laissa parler un long moment et, soudain, elle posa sa main sur la mienne et me regarda avec insistance.

— Cela fait combien de temps, toi et moi ? me demanda-t-elle.

— Pourquoi cette question ?

— Réponds-moi. C’était quand, notre première fois ?

— Le jour où nos lèvres ont glissé alors que j’étais venu te voir dans ton service, dis-je sans aucune hésitation.

Sophie me regarda, l’air désolé.

— Le jour où je t’ai offert une glace au parc ? continuai-je.

Sa mine s’assombrit encore plus.

— Je te demande une date.

J’avais besoin de quelques secondes de réflexion, elle ne m’en laissa pas le temps.

— La première fois que nous avons fait l’amour, c’était il y a deux ans, jour pour jour. Tu ne t’en souviens même pas. Nous ne nous sommes pas vus depuis deux semaines et nous fêtons cet anniversaire dans un bar miteux en face de l’hôpital, juste parce qu’il faut bien avaler quelque chose avant de prendre notre garde. Je ne peux plus être tantôt ta meilleure amie, tantôt ta maîtresse. Tu es prêt à te dévouer à la terre entière, à un étranger rencontré le matin même, et moi, je ne suis que la bouée à laquelle tu t’accroches les jours d’orage mais que tu délaisses aussitôt qu’il fait beau. Tu as eu plus d’attention pour Luc en quelques mois que pour moi depuis deux ans. Que tu refuses de le voir ou pas, nous ne sommes plus dans une cour d’école à faire les quatre cents coups. Je suis une ombre dans ta vie, tu es bien plus que ça dans la mienne et ça me fait du mal.