Pourquoi m’as-tu emmenée chez ta mère, pourquoi ce moment si intime dans ton grenier, pourquoi m’avoir laissée entrer dans ta vie si ce n’était qu’en simple visiteuse ? J’ai pensé cent fois te quitter mais je n’y arrive pas toute seule. Alors je te demande un service, fais-le pour nous, ou si tu crois que nous avons quelque chose à partager, même si ce n’est que pour un temps, donne-nous vraiment les moyens de vivre cette histoire.
Sophie s’est levée et a quitté la salle. À travers la vitrine, je l’ai vue sur le trottoir attendant que le feu passe au rouge pour traverser la rue, il pleuvait, elle a remonté le col de sa blouse sur sa nuque et, sans que je sache pourquoi, ce geste si anodin m’a donné terriblement envie d’elle. J’ai vidé mes poches sur la table pour payer l’addition et je me suis précipité à sa poursuite.
Nous nous sommes embrassés sous une averse glaciale, et entre nos baisers, je me suis excusé du mal que je lui avais fait. Si j’avais su, je lui aurais aussi demandé pardon du mal que j’allais bientôt lui faire, mais je l’ignorais encore et mon désir était sincère.
Une brosse à dents dans un verre, deux ou trois affaires dans un placard, un réveil sur une table de nuit, quelques livres emportés, j’ai laissé mon studio à Luc et me suis installé chez Sophie. Je repassais tous les jours chez moi, une petite visite de rien du tout, comme un marin qui vient à quai vérifier les amarres. J’en profitais chaque fois pour monter un étage de plus. Alice se portait comme un charme. Nous faisions un brin de conversation, elle débitait des horreurs sur ses enfants et cela la réjouissait. J’avais laissé des consignes à Luc pour que, en mon absence, il s’assure à son tour qu’elle ne manquait de rien.
Un soir, alors que nous nous retrouvions tous les deux par hasard chez elle, elle nous fit une remarque pour le moins surprenante.
— Au lieu de mettre des enfants au monde et de s’évertuer à les élever, on ferait mieux de les adopter à l’âge adulte, au moins on saurait à qui on a affaire. Vous deux, je vous aurais tout de suite choisis.
Luc me regarda, stupéfait, et Alice, folle de joie devant son effet, enchaîna.
— Ne soyons pas hypocrites, tu m’as bien dit que tes parents te tapaient sur les nerfs, alors pourquoi les parents n’auraient-ils pas le droit de ressentir la même chose à l’égard de leur progéniture ?
Et, comme Luc demeurait sans voix, je l’entraînai dans la cuisine et lui expliquai en aparté qu’Alice avait une forme d’humour particulière. Il ne fallait pas lui en vouloir, elle se consumait de chagrin. Elle avait beau tout essayer pour rester digne devant tant de peine, et même tenter de les haïr, rien n’y faisait, l’amour qu’elle portait à ses enfants était le plus fort.
Elle souffrait le martyre d’avoir été abandonnée.
Ce n’est pas Alice qui m’avait confié ce secret, mais un matin, alors que je lui rendais visite, le soleil était entré dans son salon et nos ombres s’étaient côtoyées d’un peu trop près.
*
* *
Aux premiers jours de mars, le personnel des Urgences fut convoqué en assemblée générale. On avait découvert que les dalles des faux plafonds contenaient de l’amiante. Des équipes spécialisées devaient venir les remplacer, les travaux dureraient trois jours et trois nuits. Pendant ce temps, un autre centre hospitalier prendrait la relève. Le personnel était au chômage technique tout le week-end.
J’appelai aussitôt ma mère pour lui faire part de la bonne nouvelle, j’allais pouvoir lui rendre visite, j’arriverais le vendredi. Ma mère resta silencieuse un instant et m’annonça qu’elle était désolée, elle avait promis à une amie de l’accompagner dans le Sud. L’hiver avait été particulièrement rigoureux et quelques jours de soleil ne pouvaient pas leur faire de mal. Le voyage était organisé depuis des semaines, les arrhes déjà versées à l’hôtel et les billets d’avion non remboursables.
Elle ne voyait pas comment annuler. Elle avait tellement envie de me voir, c’était vraiment idiot, elle espérait que je comprendrais et ne lui en voudrais pas. Sa voix était si pâle que je la rassurai aussitôt, non seulement je comprenais mais je me réjouissais qu’elle sorte de chez elle pour faire un petit voyage.
Le printemps arriverait avec la fin du mois et, lorsqu’elle viendrait, nous rattraperions le temps perdu.
Ce soir-là, Sophie était de garde, moi pas. Luc était en pleines révisions et il avait besoin d’un coup de main. Après avoir dévoré une assiette de pâtes, nous nous installâmes à mon bureau, je jouai au professeur, il endossa le rôle de l’élève. À
minuit, il envoya son manuel de biologie valdinguer à l’autre bout de la pièce. J’avais connu, à l’approche des examens de première année, une tension similaire, l’envie de tout plaquer, de fuir le risque d’échouer. J’allai récupérer le livre et repris comme si rien ne s’était passé. Mais Luc était ailleurs et son désarroi m’inquiétait un peu.
— Si je ne quitte pas cet endroit pendant au moins deux jours, je vais imploser, dit-il. Je donnerai ce qui restera de mon corps à la médecine. Le premier incubateur humain à avoir pété de l’intérieur, ça devrait les intéresser. Je me vois déjà allongé sur la table de dissection, entouré de jeunes étudiantes. Au moins, des filles m’auront tripoté les roubignoles juste avant que je finisse six pieds sous terre.
De cette tirade, je conclus que mon ami avait vraiment besoin de prendre l’air. Je réfléchis à la situation et lui proposai d’aller poursuivre ses révisions à la campagne.
— J’aime pas les vaches, me répondit-il, lugubre.
Un silence s’installa, je ne quittais pas Luc des yeux tandis qu’il continuait de regarder dans le vague.
— La mer, dit-il. Je veux voir la mer, l’horizon jusqu’à l’infini, le grand large, les embruns, entendre les mouettes...
— Je crois que j’ai compris le tableau, lui dis-je.
Les premières côtes se trouvaient à trois cents kilomètres, le seul train qui s’y rendait était un omnibus, le voyage prendrait six heures.
— Louons une voiture, tant pis, mon salaire de brancardier y passera, c’est moi qui régale, mais je t’en supplie, emmène-moi à la mer.
Au moment où Luc achevait sa supplique, Sophie poussa la porte et entra dans le studio.
— C’était ouvert, dit-elle, je ne vous dérange pas ?
— Je croyais que tu étais de garde ?
— Moi aussi je le croyais, je me suis tapé quatre heures pour rien. Je me suis trompée de jour, et il m’a fallu tout ce temps-là pour me rendre compte qu’on était deux dans le service. Quand je pense que j’aurais pu passer une vraie soirée avec toi.
— En effet, fis-je.
Sophie me regarda longuement, sa moue présageait du pire.
J’ouvrais grand les yeux, une façon silencieuse de lui demander ce qui n’allait pas.
— Tu pars à la mer ce week-end, si j’ai bien compris ? Oh, ne fais pas cette tête, je n’écoute pas aux portes, Luc beuglait tellement qu’on l’entendait depuis l’escalier.