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Luc et Sophie étaient affamés, le menu du jour ne les avait pas rassasiés et Sophie commanda une tournée de crèmes caramel.

Lorsque nous sortîmes de la brasserie, la nuit était tombée. La mer n’était pas bien loin, même si nous ne pourrions pas voir grand-chose dans l’obscurité, nous décidâmes d’aller faire un tour sur la plage.

La digue était à peine éclairée, trois vieux réverbères scintillaient à bonne distance les uns des autres, puis le reste de la jetée plongeait dans le noir.

— Vous sentez ça ? s’exclama Luc en écartant les bras. Vous sentez ce parfum d’iode ? Je viens enfin de me débarrasser de la puanteur du désinfectant de l’hôpital qui ne m’a pas quitté depuis que je travaille comme brancardier. Je suis allé jusqu’à me frotter l’intérieur des narines avec une brosse à dents pour m’en débarrasser, rien n’y fait, mais là, quelle merveille ! Et ce bruit, vous entendez le bruit des vagues ?

Luc n’attendit pas notre réponse, il ôta chaussures et chaussettes et se mit à courir sur le sable, fonçant vers la ligne d’écume. Sophie le regarda s’éloigner, elle me fit un petit clin d’oeil, se déchaussa et fila rejoindre Luc qui pourchassait la marée descendante en criant à tue-tête. J’avançai à mon tour, la lune était presque pleine et je vis s’étirer mon ombre devant moi. Au détour d’une flaque, j’aurais juré voir, dans les reflets d’eau salée, la silhouette d’une petite fille qui me regardait.

Je retrouvai Luc et Sophie, aussi essoufflés l’un que l’autre.

Nous avions les pieds glacés, Sophie commençait à grelotter. Je la pris dans mes bras pour lui frotter le dos, il était temps de rentrer. Nous retraversâmes la station, nos chaussures à la main. Tous les occupants de l’hôtel dormaient déjà, nous grimpâmes l’escalier à pas de loup.

Une fois douchée, Sophie se glissa dans les draps et s’endormit aussitôt. Luc la regarda dans son sommeil, il me fit un petit signe et éteignit la lumière.

*

* *

Au matin, l’idée de prendre notre petit déjeuner dans la salle à manger ne nous enchantait guère. L’ambiance n’y était pas d’une gaieté folle et les bruits de mastication étaient peu ragoûtants.

— C’est inclus dans le prix, insista Luc.

Mais, devant la mine déconfite de Sophie qui rechignait à tartiner ses biscottes, Luc repoussa sa chaise, nous ordonna de l’attendre et disparut dans la cuisine. Quinze longues minutes plus tard, les pensionnaires attablés relevèrent la tête de leurs assiettes, le nez alerté par une odeur inhabituelle. Plus un bruit ne se fit entendre, tous les petits vieux avaient reposé leurs couverts et chacun fixait la porte de la salle à manger, l’oeil vif.

Luc arriva enfin, la tête enfarinée, portant un panier rempli de galettes. Il fit le tour des tables, en offrit deux à chacun, puis il nous rejoignit, en posa trois dans l’assiette de Sophie, et s’installa.

— Je me suis débrouillé avec ce que j’ai trouvé, dit-il en s’asseyant. Il faudra que nous pensions à aller acheter trois paquets de farine, et autant de beurre et de sucre, je crois que j’ai dévalisé les réserves de notre taulière.

Ses galettes étaient savoureuses, tièdes et fondantes.

— Ça me manque, tu sais, dit Luc en faisant un tour d’horizon.

J’aimais ça, voir les premiers clients du matin arriver de bon appétit à la boulangerie. Regarde autour de nous comme ils semblent heureux, ce n’est pas de la médecine à proprement parler, mais ça a l’air de leur avoir fait du bien.

Je relevai la tête, les pensionnaires se régalaient. Au silence du matin, lorsque nous étions entrés, avaient succédé des conversations animées.

— Tu as des mains en or, dit Sophie la bouche pleine, après tout c’est peut-être une forme de médecine.

— Celui-là, dit Luc en désignant un vieillard qui se tenait droit comme un piquet, ça pourrait être Marquès dans quelques années.

Chacun de nos voisins avait au moins trois fois nos âges. Au milieu de ces visages badins – on entendait même par-ci par-là fuser quelques éclats de rire – j’eus l’étrange impression d’être de retour dans la cantine d’une école où mes copains de classe auraient pris un léger coup de vieux.

— On va voir à quoi ressemble la mer au grand jour ? proposa Sophie.

Le temps de remonter dans notre chambre, d’enfiler un pull et un manteau, nous quittions la pension.

En arrivant sur la plage, je compris enfin ce que j’avais ressenti la veille. Cette petite station balnéaire ne m’était pas inconnue. Au bout de la jetée, la lanterne d’un phare émergea de la brume du matin, un petit phare abandonné, fidèle au souvenir que j’en avais gardé.

— Tu viens ? me demanda Luc.

— Pardon ?

— Il y a un troquet ouvert au bout de la plage. Sophie et moi rêvons d’un vrai café ; celui de l’hôtel, c’était de la lavasse.

— Allez-y, je vous rejoindrai, j’ai besoin d’aller vérifier quelque chose.

— Tu as besoin d’aller vérifier quelque chose sur la plage ? Si tu es inquiet que la mer soit partie, je te promets qu’elle reviendra ce soir.

— Tu peux me rendre ce petit service sans me prendre pour un imbécile ?

— Et de mauvais poil en plus ! Votre serviteur accompagnera donc Madame, pendant que Monsieur ira compter les coquillages. Dois-je transmettre un message ?

N’écoutant plus les âneries de Luc, je rejoignis Sophie, m’excusai de lui fausser compagnie et promis de les retrouver très vite.

— Où vas-tu ?

— Un souvenir qui m’est revenu, je vous rejoins dans un quart d’heure tout au plus.

— Quel genre de souvenir ?

— Je crois être déjà venu ici, avec ma mère, pour quelques jours qui ont beaucoup compté dans ma vie.

— Et tu t’en rends compte seulement maintenant ?

— C’était il y a quatorze ans et je ne suis jamais revenu depuis.

Sophie tourna les talons. Tandis qu’elle s’éloignait au bras de Luc, j’avançai vers la digue.

Le panneau rouillé pendait toujours au bout de sa chaîne.

D’ Accès interdit, on ne pouvait plus lire que les c et les i. Je l’ai enjambé, j’ai poussé la porte en fer dont la serrure rongée par le sel avait disparu depuis longtemps et j’ai monté l’escalier jusqu’au balcon de veille. Les marches semblaient avoir rapetissé, je les croyais plus hautes. J’ai grimpé à l’échelle menant à la coupole, les vitres étaient intactes mais noires de crasse. Je les ai essuyées avec mes poings et j’ai posé mes yeux sur les deux cercles que j’avais fait apparaître, deux cercles comme des jumelles pointées vers mon passé.

Mon pied buta sur quelque chose. Au sol, sous un manteau de poussière, je découvris une caisse en bois. Je me suis agenouillé et l’ai ouverte.

À l’intérieur gisait un très vieux cerf-volant. L’armature était intacte mais la voilure de l’aigle en très mauvais état. J’ai pris l’oiseau dans mes bras et lui ai caressé les ailes avec mille précautions, il semblait si fragile. Puis j’ai regardé au fond de la caisse, et j’en ai eu le souffle coupé. Un long filet de sable formait encore la trace d’un demi-coeur. À côté, se trouvait une feuille de papier roulée en cône. Je l’ai dépliée et j’ai lu : Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’es jamais revenu. Le cerf-volant est mort, je l’ai enterré ici, qui sait si un jour tu le trouveras.

Le mot était signé Cléa.

Quarante mètres. Le dévidoir avait été enroulé avec une parfaite minutie. Je redescendis vers la plage, étendis mon aigle sur le sable et en assemblai les bâtonnets de bois. Je vérifiai le noeud qui retenait l’ensemble, déroulai cinq mètres de ligne et me mis à courir contre le vent.