Выбрать главу

Je commandai un baba au rhum, un éclair au café et deux chocolats chauds.

— Ah la petite Cléa, tu parles si je m’en souviens. Je tenais la librairie à l’époque. Vous voyez, les commerçants, c’est comme ça que ça finit. On sert les gens pendant des années et le jour de la retraite plus personne ne vient vous voir. J’en ai donné des bonjours, des mercis, des au revoir. Depuis deux ans que j’ai lâché mon comptoir, pas une seule visite. Dans un bled de cette taille... Vous croyez qu’ils pensent que je suis partie sur la lune ?

La petite Cléa, elle était bien gentille. J’en ai vu aussi des gosses mal élevés ; remarquez, les enfants mal élevés ne le sont jamais autant que leurs parents. Elle, j’aurais pu lui pardonner de ne pas dire merci, au moins elle avait une bonne excuse, eh bien figurez-vous qu’elle l’écrivait. Elle venait souvent à la librairie, elle regardait les livres, en choisissait un et s’asseyait dans un coin pour le lire. Mon mari l’aimait bien cette petite, il lui mettait des livres de côté, rien que pour elle. Quand elle repartait, elle sortait un petit papier de sa poche où elle avait griffonné un « Merci madame, merci monsieur ». Incroyable, d’imaginer qu’elle n’était ni vraiment sourde ni muette. Eh oui, la petite Cléa était atteinte d’une forme d’autisme, c’est dans sa tête que ça bloquait. Elle entendait tout, seulement les mots ne voulaient pas sortir, et savez-vous ce qui l’a libérée de sa prison ? La musique, figurez-vous. C’est une histoire belle et triste à la fois.

« Vous vous demandez si je n’ai pas inventé tout ça pour que vous m’offriez un paquet de cigarettes et un baba au rhum ?

Rassurez-vous, je n’en suis pas là, tout du moins pas encore.

Dans quelques années peut-être, mais si cela devait arriver j’aimerais mieux que Dieu m’ait ôté la vie avant. Je ne veux pas devenir comme le marchand du bazar. Oh lui, ce n’est pas sa faute, moi aussi j’aurais perdu la tête à sa place. Quand vous avez trimé toute votre vie pour élever vos enfants et qu’aucun d’eux ne vient jamais vous voir ou ne trouve le temps de vous appeler, il y a de quoi vous rendre fou, de quoi vouloir effacer tous les souvenirs de votre mémoire. Mais c’est la petite Cléa qui vous préoccupe, pas le marchand du bazar. Tout à l’heure, je vous parlais de l’ingratitude des clients, de ces gens qu’on a servis toute une vie et qui font semblant de ne pas vous reconnaître au marché, eh bien, je n’aurais pas dû généraliser.

Le jour où on a porté mon mari en terre, elle était là.

Parfaitement, comme je vous le dis, elle est venue toute seule.

Je ne l’avais pas reconnue, à ma décharge elle a beaucoup grandi, comme vous d’ailleurs. Je sais qui vous êtes vous aussi, le petit garçon au cerf-volant ! Je le sais parce que chaque année, dès que la petite Cléa arrivait dans la station, elle venait me voir et me tendait un papier pour me demander si le garçon au cerf-volant était revenu. C’est bien vous, non ? Le jour de l’enterrement de mon mari, elle se tenait à l’arrière du cortège, toute fine, toute discrète. Je me demandais qui elle était, alors imaginez ma surprise quand elle s’est penchée à mon oreille et m’a dit : « C’est moi, c’est Cléa, je suis désolée, madame Pouchard, je l’aimais beaucoup votre mari, il a été si gentil avec moi. » J’avais déjà les larmes aux yeux, eh bien ça les a fait monter d’un cran ; tiens, rien que de vous en reparler ça m’émeut encore.

Mme Pouchard s’essuya les yeux d’un revers de la main, je lui tendis un mouchoir.

— Elle m’a prise dans ses bras et puis elle est repartie. Trois cents kilomètres de route à l’aller, trois cents au retour, juste pour venir rendre hommage à mon époux. Elle est concertiste, votre Cléa. Ah, je raconte tout dans le désordre, je suis désolée.

Attendez, laissez-moi reprendre là où j’en étais. L’été où vous n’êtes plus revenu, la petite Cléa a demandé à ses parents quelque chose de terrible, elle voulait se mettre au violoncelle.

Imaginez la tête de sa mère ! Vous rendez-vous compte du chagrin que ça lui a fait ? Votre enfant sourde qui veut devenir musicienne, c’est comme si vous aviez mis au monde un cul-de-jatte qui voudrait être funambule. À la librairie, elle ne choisissait plus que des livres sur la musique, et chaque fois que ses parents venaient la chercher, ça les chamboulait un peu plus. C’est le papa de Cléa qui a trouvé le courage, il a dit à sa femme : « Si c’est ce qu’elle veut, on trouvera un moyen d’y arriver. » Ils l’ont inscrite dans une école spécialisée, avec un professeur qui fait écouter les vibrations de la musique aux enfants en leur mettant des écouteurs sur le cou. Ah, je vous demande bien où s’arrêtera le progrès. D’habitude, je suis plutôt contre, mais là, je dois reconnaître que c’était utile. Le professeur de Cléa a commencé à lui faire apprendre les notes sur les partitions, et c’est là que le miracle s’est produit. Cléa, qui n’avait jamais répété un mot correctement, a prononcé

« Do, , mi, fa, sol, la, si, do » tout à fait normalement. La gamme lui est sortie de la bouche comme un train d’un tunnel.

Et je peux vous dire que ce sont ses parents qui pour le coup en sont restés muets. Cléa apprenait la musique, elle se mettait à chanter et les paroles se sont greffées aux notes. C’est le violoncelle qui l’a sortie de sa prison, une évasion au violoncelle, c’est quand même pas donné à tout le monde !

Mme Pouchard a tourné sa cuillère dans son chocolat chaud, elle a trempé ses lèvres dans sa tasse et l’a reposée. Nous nous sommes tus quelques instants, tous deux perdus dans nos souvenirs.

— Elle est entrée au Conservatoire national, c’est là qu’elle étudie. Si vous voulez la retrouver, à votre place je commencerais par aller voir là-bas.

J’ai fait une provision de sablés et de chocolats pour Mme Pouchard, nous avons traversé la rue pour lui acheter une cartouche de cigarettes et je l’ai raccompagnée à sa pension de famille. Je lui ai promis de revenir la voir aux beaux jours et de l’emmener se promener sur la plage. Elle m’a conseillé d’être prudent sur la route et de mettre ma ceinture. À mon âge, a-telle ajouté, ça valait quand même la peine de faire un peu attention à soi.

Je suis reparti à la tombée du jour et j’ai roulé une bonne partie de la nuit, je suis arrivé juste à temps pour rendre la voiture et prendre mon tour de garde.

*

* *

De retour en ville, j’ai troqué ma blouse blanche contre l’habit de détective. Le conservatoire ne se situait pas tout près de l’hôpital mais je pouvais y aller en métro, il n’y avait que deux changements pour arriver place de l’Opéra. Le conservatoire se trouvait juste derrière. Le problème, c’était mes horaires. Les examens de fin de semestre approchaient : entre les révisions et mes gardes, les seuls moments de liberté dont je disposais étaient bien trop tard. Je dus attendre dix jours pour pouvoir m’y rendre avant l’heure de la fermeture, et les portes fermaient quand j’y arrivai, essoufflé d’avoir couru à perdre haleine dans les couloirs du métro. Le gardien me pria de revenir le lendemain, je le suppliai de me laisser entrer, je devais absolument rejoindre le secrétariat.

— Il n’y a plus personne à cette heure-là, si c’est pour déposer un dossier d’admission, il faudra revenir avant 17 heures.

Je lui avouai que je n’étais pas venu pour cela. J’étais étudiant en médecine et ma présence ici n’avait d’autre raison que l’espoir de retrouver une jeune femme pour qui la musique comptait beaucoup. Le conservatoire était la seule piste dont je disposais, mais il fallait que quelqu’un veuille bien me renseigner.