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— Vous êtes en quelle année de médecine ? me demanda le gardien.

— À quelques mois de mon internat.

— À quelques mois de son internat, on est assez qualifié pour jeter un coup d’oeil à une gorge ? Depuis deux jours, la mienne me brûle quand j’avale et je n’ai pas le temps ni les moyens d’aller voir un médecin.

J’acceptai bien volontiers de l’ausculter. Il me laissa entrer et la consultation se fit dans son bureau. En moins d’une minute je diagnostiquai une angine. Je lui proposai de passer me voir le lendemain aux Urgences, je lui remettrais une ordonnance et il pourrait aller retirer des antibiotiques à la pharmacie de l’hôpital. Ce service rendu, le gardien me demanda le nom de celle que je cherchais.

— Cléa, lui dis-je.

— Cléa comment ?

— Je ne connais que son prénom.

— Vous plaisantez, j’espère.

L’expression de mon visage indiquait le contraire.

— Écoutez, docteur, j’aimerais beaucoup vous aider à mon tour mais comprenez que cet établissement accueille deux cents élèves à chaque rentrée, certains ne restent que quelques mois, d’autres y poursuivent leurs études plusieurs années, et quelques-uns entrent même dans les différentes formations musicales qui dépendent du conservatoire. Ne serait-ce que sur les cinq dernières années, près de mille personnes ont été recensées dans nos registres, et le classement ne se fait pas par les prénoms mais par les noms de famille. Ce serait un travail de fourmi que de retrouver votre... comment s’appelle-t-elle déjà ?

— Cléa.

— Oui, mais hélas, Cléa sans nom... je ne peux rien faire pour vous, j’en suis désolé.

Je repartais aussi dépité que j’avais pu être heureux quand le gardien avait consenti à m’ouvrir sa porte.

Cléa sans nom. Voilà ce que tu étais dans ma vie, une petite fille de mon enfance, devenue femme aujourd’hui, un souvenir complice, un voeu que le temps n’avait pas exaucé. En marchant dans les couloirs du métro je te revoyais courir devant moi sur la digue, tirant ce cerf-volant qui tournoyait dans les airs ; Cléa sans nom, mais qui faisait des « 8 » et des

« S » parfaits dans le ciel. La petite fille au rire de violoncelle, dont l’ombre m’avait appelé à l’aide sans trahir son secret ; Cléa sans nom mais qui m’avait écrit : Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’es jamais revenu.

De retour chez moi, je retrouvai Luc qui faisait toujours la tête. Il me demanda pourquoi j’avais une mine aussi blafarde.

Je lui racontai ma visite au conservatoire et pourquoi j’avais fait chou blanc.

— Tu vas rater tes examens si tu continues. Tu ne penses plus qu’à cela, qu’à elle. Tu perds la boule, à poursuivre un fantôme, mon vieux.

Je l’accusai d’exagérer.

— J’ai fait un peu de ménage pendant que tu allais perdre ton temps. Tu sais combien de feuilles j’ai trouvées dans la corbeille à papier ? Des dizaines, et ce ne sont ni des résumés de cours, ni des formules de chimie mais des visages dessinés, toujours le même. Tu as un joli coup de crayon, tu ferais mieux d’utiliser tes talents pour faire des croquis d’anatomie. As-tu au moins pensé à dire à ce gardien que ta Cléa étudiait le violoncelle ?

— Non, je n’y ai pas pensé.

— Et abruti en plus ! grommela Luc en se laissant choir dans le fauteuil.

— Comment as-tu appris que Cléa jouait du violoncelle, je ne te l’ai jamais dit ?

— Dix jours que je suis réveillé par Rostropovitch, que je dîne avec Rostropovitch et me couche en entendant du Rostropovitch. On ne se parle plus, le violoncelle a remplacé nos conversations, et tu me demandes comment j’ai deviné ! Et quand bien même tu retrouverais cette Cléa, qui te dit qu’elle te reconnaîtrait ?

— Si elle ne me reconnaissait pas, je me résignerais.

Luc me regarda un instant et, soudain, tapa du poing sur le bureau.

— Jure-le-moi ! Jure-le sur ma tête, non, mieux encore, jure-moi sur notre amitié que si vous vous croisiez et qu’elle ne te reconnaissait pas tu tirerais un trait sur cette fille une fois pour toutes et que tu redeviendrais immédiatement celui que j’ai connu.

J’acquiesçai d’un mouvement de tête.

— Je ne travaille pas demain, je passerai à l’hôpital chercher les antibiotiques et j’irai les porter de ta part au gardien du conservatoire, j’en profiterai pour essayer d’en savoir plus, promit Luc.

Je le remerciai et lui proposai de l’emmener dîner. Nos moyens étaient restreints, mais au restaurant, aussi modeste soit-il, nous n’entendrions plus le violoncelle.

Nous avons échoué dans un bistrot de quartier. Nous sommes rentrés un peu plus qu’éméchés et, alors que Luc s’asseyait sur un banc parce que la tête lui tournait, il me confia son embarras. Il avait fait une gaffe, me dit-il, jurant aussitôt qu’il ne l’avait pas fait exprès.

— Quel genre de gaffe ?

— J’ai déjeuné avant-hier à la cafétéria, Sophie s’y trouvait et je me suis assis à sa table.

— Et ?

— Et elle m’a demandé comment tu allais.

— Qu’as-tu répondu ?

— Que tu allais aussi mal que possible. Et, comme elle s’inquiétait, j’ai voulu la rassurer. Je crois avoir laissé échapper un mot ou deux sur tes préoccupations.

— Tu ne lui as tout de même pas parlé de Cléa ?

— Je n’ai pas donné son nom, mais je me suis très vite rendu compte que j’en avais trop dit. J’ai pu laisser entendre que tu t’étais mis en tête de retrouver ton âme soeur. J’ai tout de suite ajouté, en rigolant, que tu avais douze ans quand tu l’avais rencontrée.

— Comment Sophie a-t-elle réagi ?

— Comme Sophie réagit à tout, tu es censé la connaître mieux que moi. Elle a dit qu’elle espérait que tu serais heureux, que tu le méritais, que tu étais un type formidable. Je suis désolé, je n’aurais pas dû. Mais ne va pas t’imaginer que j’ai fait cette bourde avec une idée derrière la tête. Je n’ai pas cette intelligence-là. J’étais juste en colère contre toi et j’ai baissé ma garde.

— Pourquoi étais-tu en colère contre moi ?

— Parce que Sophie était sincère en me disant cela.

J’ai pris Luc sous mon épaule pour l’aider à remonter l’escalier. Je l’ai couché dans mon lit, il était ivre mort, et je me suis allongé sur sa couette sous la fenêtre de notre studio.

*

* *

Luc tint sa promesse. Le lendemain de notre beuverie, en dépit d’une gueule de bois persistante, il vint me voir à l’hôpital, récupéra les antibiotiques à la pharmacie et se rendit au conservatoire. Le don qu’a Luc pour s’attirer la sympathie de ceux dont il espère quelque chose reste un mystère pour moi.

Personne ne résiste à sa façon de vous enjôler.

Luc remit ses médicaments au gardien et le fit parler de son métier, le poussa à lui raconter quelques anecdotes sur sa vie et obtint en une heure la possibilité de consulter à loisir les registres du conservatoire. Le gardien l’installa à une table et Luc procéda à ses recherches avec la rigueur d’un enquêteur professionnel.

Il s’attaqua aux cahiers d’admission des deux années où Cléa s’était le plus vraisemblablement inscrite. Il en étudia chaque page, suivant minutieusement les listes d’élèves à l’aide d’une règle qu’il faisait glisser sur le papier. Au milieu de l’après-midi, il s’arrêta sur une ligne où figurait le nom de Cléa Norman, première année section classique, instrument maître, le violoncelle.

Le gardien lui permit de consulter son dossier et Luc promit de venir le ravitailler en médicaments si sa gorge le faisait toujours souffrir dans quelques jours.