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La soirée commençait et je profitai d’un moment de calme aux Urgences pour aller me restaurer dans le petit café en face de l’hôpital, quand Luc apparut. Il s’installa à ma table, prit le menu et commanda entrée, plat et dessert avant même de me dire bonsoir.

— C’est toi qui m’invites, dit-il en rendant la carte à la serveuse.

— En quel honneur ? lui demandai-je.

— Parce que des amis comme moi, tu n’es pas près d’en trouver d’autres, crois-moi.

— Tu as découvert quelque chose ?

— Si je te disais que j’ai deux places pour le match de samedi, j’imagine que tu t’en moquerais complètement ? Ça tombe bien, parce que samedi, ta Cléa joue au théâtre de la mairie. Dvorak, concerto pour violoncelle suivi de la symphonie no 8. J’ai réussi à t’obtenir une place au troisième rang, tu pourras la voir de près. Ne m’en veux pas de ne pas t’accompagner, j’ai eu mon compte de violoncelle pour les cent ans à venir.

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J’ai cherché dans mon placard comment m’habiller pour le soir. Il m’avait suffi d’en ouvrir la porte pour faire le tour de mes affaires. Je n’allais quand même pas me rendre à un concert en pantalon vert et blouse blanche.

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La vendeuse du grand magasin me conseilla une chemise bleue et une veste sombre pour aller avec mon pantalon de flanelle.

11.

Le théâtre de la mairie était une petite salle : cent fauteuils disposés en hémicycle, une scène d’une vingtaine de mètres de long à peine. La formation qui jouait ce soir-là comptait autant de musiciens. Le chef d’orchestre salua le public sous les applaudissements, les musiciens entrèrent en groupe par le côté droit des coulisses. Mon coeur se mit à battre un peu plus fort, je le sentais tambouriner jusqu’à mes tempes. Une minute à peine avait suffi pour que chacun prenne sa place, trop vite pour discerner la silhouette de celle que je cherchais.

La salle fut plongée dans le noir, le maître leva sa baguette et les premières notes s’élevèrent. Huit femmes étaient assises au deuxième rang de la formation, un seul visage attira mon attention.

Tu étais telle que je t’avais imaginée, plus femme et bien plus belle encore. Tes cheveux descendaient aux épaules et semblaient te gêner quand tu maniais l’archet de ton violoncelle. Impossible de discerner ta partition au milieu du concert. Puis vint le moment de ton solo, quelques portées seulement, quelques notes que naïvement j’imaginais destinées à moi seul. Une heure s’écoula durant laquelle mes yeux ne te quittèrent jamais. Et quand la salle se leva pour vous applaudir, je fus celui qui cria bravo le plus fort.

J’ai cru que ton regard avait croisé le mien, je te souriais et te faisais maladroitement un petit signe de la main. Tu t’inclinas face au public en même temps que tous tes confrères et le rideau tomba.

J’allai t’attendre, le coeur fébrile, à la sortie des artistes. Au bout de cette impasse je guettais le moment où la porte en fer s’ouvrirait.

Tu apparus dans une robe noire, un foulard rouge nouait ta chevelure. Un homme te tenait par la taille, tu lui souriais. Je n’avais jamais pensé que je pourrais me sentir aussi fragile. Je t’ai vue en compagnie de cet homme, et le regard que tu lui portais était celui que j’aurais rêvé voir dans tes yeux alors que tu me regardais. Il avait l’air si grand à tes côtés, et moi si petit dans cette allée. Si j’avais pu être cet homme, je t’aurais tout donné, mais je n’étais que moi, l’ombre de celui que tu avais aimé alors que nous étions enfants, l’ombre de l’adulte que j’étais devenu.

En arrivant à ma hauteur tu m’as dévisagé. « Nous nous connaissons ? » m’as-tu demandé. Ta voix était claire, telle que je l’entendais quand tu ne pouvais pas parler, celle de ton ombre quand elle m’avait appelé à l’aide, il y avait des années.

Je t’ai répondu que j’étais simplement venu t’écouter. Un peu gênée, tu m’as demandé si je voulais un autographe. Je bafouillais, tu as réclamé un stylo à ton ami. Tu as griffonné ton prénom sur une feuille de papier, je t’ai remerciée et tu es partie à son bras. En t’éloignant, tu as laissé échapper que tu avais ton premier fan et cette pensée t’a amusée. Ce rire que j’entendais au bout de l’allée n’avait plus le timbre du violoncelle.

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Je suis rentré chez moi, Luc m’attendait dans l’entrée de l’immeuble.

— J’étais à la fenêtre, je t’ai vu arriver et à ta tête, je me suis dit que ce serait mieux que tu ne montes pas seul l’escalier.

J’imagine que les choses ne se sont pas passées comme tu l’avais espéré. Je suis désolé, mais tu sais, c’était couru d’avance. Ne t’en fais pas, mon vieux. Allez viens, ne reste pas là comme ça, allons marcher, ça te fera du bien. On n’est pas obligés de parler, mais si tu en as envie, je suis là. Demain, tu verras, la douleur sera moins forte, et après-demain, tu n’y penseras même plus, crois-moi, les chagrins d’amour ça fait mal les premiers jours, avec le temps, tout finit par s’arranger, même mal. Viens, mon vieux, ne reste pas là à te lamenter.

Demain, tu seras un médecin formidable. Elle ne sait pas à côté de qui elle est passée, mais tu verras, tu la trouveras un jour, la femme de ta vie. Il n’y aura pas que des Élisabeth ou des Cléa, tu mérites bien mieux que ça.

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J’ai tenu ma promesse à Luc, j’ai tiré un trait sur mon enfance et je me suis consacré à mes études.

Le soir, il arrivait parfois que nous nous retrouvions, Luc, Sophie et moi. Nous révisions ensemble, Sophie et moi notre internat, Luc ses tests de fin de première année.

Nous avons tous les trois réussi nos examens et fêté cela comme il se devait.

12.

Cet été-là, Sophie et moi n’avions pas de vacances. Luc était parti passer deux semaines auprès des siens. Il rentra en pleine forme, avec quelques kilos de plus.

À l’automne, maman vint me voir. Elle me remit une petite valise pleine de chemises neuves, s’excusant de ne pas monter dans mon studio pour y remettre de l’ordre. Les escaliers la fatiguaient, ses genoux la faisaient de plus en plus souffrir.

Alors que nous nous promenions sur les berges, je m’inquiétai de la voir s’essouffler. Elle posa sa main sur ma joue et me dit en souriant qu’il fallait que j’accepte l’idée de la voir vieillir.

— Ça t’arrivera aussi un jour, me dit-elle alors que nous terminions de dîner dans son restaurant favori. En attendant, profite de ta jeunesse, si tu savais à quelle vitesse elle fichera le camp.

Et, une fois de plus, elle s’empara de l’addition avant que je n’aie eu le temps de la saisir.

Alors que nous marchions vers son hôtel, elle me parla de la maison. Repeindre chaque pièce occupait ses journées, même si l’énergie qu’elle y dépensait l’épuisait un peu trop à son goût.

Elle me confia avoir remis de l’ordre dans le grenier et m’y avoir laissé une boîte qu’elle avait retrouvée. À ma prochaine visite, il faudrait que j’y monte. Je tentai d’en savoir plus mais ma mère resta mystérieuse sur le sujet.

— Tu verras bien le jour où tu viendras, me dit-elle en m’embrassant devant son hôtel.

Le lendemain de ce dîner, je la raccompagnai à la gare. Elle avait eu sa dose de grande ville et préférait écourter son séjour.

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