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En amitié, certaines choses ne se disent pas, elles se devinent.

Luc et Sophie passaient de plus en plus de temps ensemble. Luc trouvait toujours un prétexte pour l’inviter à nous rejoindre.

C’était un peu comme lorsque Élisabeth se rapprochait de Marquès en glissant discrètement de semaine en semaine vers le fond de la classe, à ceci près que, cette fois, je m’en rendais compte. En dehors de ces quelques soirées où il nous faisait la cuisine, je voyais Luc de moins en moins. Mon internat m’accaparait et ses horaires de brancardier ne cessaient de s’allonger pour lui permettre de payer ses études.

Il nous arrivait de nous laisser un mot sur le bureau de la chambre à coucher, souhaitant une bonne journée à l’un ou une bonne nuit à l’autre. Luc rendait souvent visite à notre voisine du dessus. Un jour, il avait entendu un bruit sourd et, redoutant qu’elle soit tombée, il s’était précipité à l’étage supérieur. Alice se portait comme un charme, elle faisait juste un grand ménage, se délestant de tout ce qui appartenait à son passé. Elle envoyait valdinguer à travers la pièce des albums de photos, quantité de dossiers, des souvenirs en tout genre glanés au long d’une existence qu’elle balayait furieusement.

— Je n’emporterai rien de tout ça dans la tombe, avait-elle clamé à Luc, la mine réjouie en lui ouvrant la porte.

Amusé par le désordre qui régnait, Luc avait consacré son après-midi entier à aider notre voisine. Elle remplissait des sacs en plastique et Luc descendait les jeter dans les poubelles de l’immeuble.

— Je ne vais tout de même pas donner la satisfaction à mes enfants de commencer à m’aimer quand je serai morte ! Ils n’avaient qu’à le faire avant !

De cette journée insolite était née entre eux une certaine complicité. Chaque fois que je croisais notre voisine dans l’escalier, je la saluais et elle me répondait de saluer Luc. Luc était conquis par son caractère bien trempé et il lui arrivait de m’abandonner pour aller passer le début de sa soirée avec elle.

*

* *

Noël approchait. J’avais bien essayé d’obtenir quelques jours de congés pour aller rendre visite à ma mère, mais mon chef de service me les avait refusés.

— Dans le mot interne, quelque chose vous échappe ? m’avait-il répondu alors que je lui faisais ma demande. Lorsque vous serez titularisé, vous pourrez rentrer chez vous pendant les fêtes et, comme moi, vous nommerez des internes pour vous suppléer. Patience et persévérance, avait-il ajouté d’un ton à mériter des baffes, vous n’avez plus que quelques années à trimer avant de pouvoir déguster à votre tour de la dinde en famille.

J’avais prévenu maman, qui m’avait aussitôt excusé. Qui mieux qu’elle pouvait comprendre les contraintes de l’internat.

A fortiori quand votre chef de clinique est aussi imbu de lui-même qu’arrogant. Comme à chacune de mes colères, ma mère avait trouvé les mots pour m’apaiser.

— Tu te souviens de ce que tu m’avais dit un jour parce que j’étais si triste de n’avoir pu assister à ta remise de prix de fin d’année ?

— Qu’il y aurait une autre cérémonie l’année suivante, répondis-je dans le combiné.

— Il y aura sans nul doute un autre Noël l’année prochaine, mon chéri, et si ton chef est toujours aussi buté, ne t’inquiète pas, nous fêterons Noël en janvier.

À quelques jours des fêtes, Luc préparait sa valise, il y rangeait plus d’affaires qu’à l’accoutumée. Dès que j’avais le dos tourné, il empilait dans son sac pulls, chemises et pantalons, y compris ceux qui n’étaient pas de saison. Je finis par remarquer son manège et son petit air gêné.

— Tu vas où ?

— Je rentre chez moi.

— Et tu as besoin de ce déménagement pour seulement quelques jours de vacances ?

Luc se laissa tomber dans le fauteuil.

— Quelque chose manque à ma vie, me dit-il.

— Qu’est-ce qui te manque ?

— Ma vie !

Il croisa les mains et me regarda fixement avant de poursuivre.

— Je ne suis pas heureux ici, mon vieux. Je croyais qu’en devenant médecin je changerais de condition, que mes parents seraient fiers de moi. Le fils du boulanger qui devient docteur, tu vois la belle histoire ! Seulement voilà, même si je réussissais un jour à être le plus grand des chirurgiens, je n’arriverais jamais à la cheville de mon père. Papa ne fait peut-être que du pain, mais si tu voyais comme ils sont heureux, ceux qui viennent à la boulangerie aux premières heures du matin. Tu te souviens des petits vieux dans cet hôtel de bord de mer où j’avais cuisiné des galettes ? Lui, c’est tous les jours qu’il reproduit ce prodige. C’est un homme modeste et discret, il ne dit pas grand-chose mais ses yeux parlent à sa place. Quand je travaillais avec lui au fournil, nous restions parfois silencieux toute la nuit et pourtant, en pétrissant la farine, côte à côte, on partageait tant de choses. C’est à lui que je veux ressembler. Ce métier qu’il a voulu m’apprendre, c’est celui que je veux faire.

Je me suis dit qu’un jour, j’aurais peut-être moi aussi des enfants, je sais que si je suis aussi bon boulanger que mon père, ils pourront être fiers de moi, comme je suis fier de lui. Ne m’en veux pas, mais après Noël, je ne rentrerai pas, j’arrête la médecine. Attends, ne dis rien, je n’ai pas fini, je sais que tu y étais pour quelque chose, que tu avais parlé à mon père. Ce n’est pas lui qui me l’a avoué, mais ma mère. Chaque jour que j’ai passé ici, même quand tu m’emmerdais sérieusement, je t’ai remercié en mon for intérieur de m’avoir donné cette chance d’étudier à la faculté ; grâce à toi, je sais maintenant ce que je ne veux pas faire. Quand tu reviendras au village, je te préparerai des pains au chocolat et des éclairs au café et nous les partagerons comme avant, comme dans le temps. Non, mieux que cela, nous les dégusterons comme demain. Alors ne crois pas que ce soit un adieu, c’est juste un au revoir, mon vieux.

Luc m’a pris dans ses bras. Je crois qu’il pleurait un peu, et je crois que moi aussi. C’est idiot, deux hommes qui sanglotent dans les bras l’un de l’autre. Peut-être pas, finalement, quand ce sont deux amis qui s’aiment comme des frères.

Avant de partir, Luc avait une dernière confidence. Je l’avais aidé à charger le vieux break, il s’était installé au volant et avait refermé sa portière. Puis il avait baissé la vitre pour me dire d’un ton solennel :

— Tu sais, ça m’embête de te demander ça, mais maintenant que les choses sont claires entre Sophie et toi, enfin, je veux dire maintenant qu’elle est sûre que vous n’êtes que des amis, ça t’ennuierait que je la rappelle de temps en temps ? Parce que tu ne t’en es peut-être pas rendu compte, mais au cours de ce fameux week-end au bord de la mer, pendant que tu jouais au gardien de phare et au cerf-volant, on a beaucoup discuté tous les deux. Je peux me tromper, bien sûr, mais j’ai eu l’impression que le courant passait, une sorte d’affinité si tu vois ce que je veux dire. Donc si ça ne te dérange pas, je reviendrais bien te rendre visite et j’en profiterais pour l’inviter à dîner.

— Parmi toutes les filles célibataires au monde, il fallait que tu t’entiches de Sophie ?

— J’ai dit : si ça ne te dérange pas, qu’est-ce que je peux faire de plus...

La voiture démarra et Luc agita la main par la vitre, en signe d’au revoir.

13.

Je n’ai pas vu passer les mois, dévoré par le travail. Les mercredis, Sophie et moi passions la soirée ensemble, un dîner en amis, parfois précédé d’une séance de cinéma où nos solitudes se confondaient dans l’obscurité de la salle. Luc lui écrivait chaque semaine. Un petit mot qu’il rédigeait pendant que son père sommeillait sur sa chaise, adossé au mur de la boulangerie. Chaque fois, Sophie me transmettait les quelques lignes qui m’étaient adressées, Luc s’excusait de ne pas avoir plus de temps pour m’écrire. Je crois que c’était une façon bien à lui de me tenir au courant de sa correspondance avec Sophie.