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— Vous avez de la chance, je ne dirais pas qu’il a toute sa tête aujourd’hui, mais il est plutôt dans un bon jour. Il est dans sa chambre, je vous y emmène.

Nous avons monté l’escalier ensemble, elle a frappé à la porte et nous sommes entrés dans la chambre de l’ancien marchand du bazar.

— Vous avez de la visite, Léon, a dit Mme Pouchard.

— Ah oui ? Je n’attends personne, répondit-il en posant son livre sur la table de chevet.

Je m’approchai de lui et lui montrai mon aigle, en piteux état.

Il l’observa un long moment et son visage s’éclaira.

— C’est drôle, j’en avais donné un semblable à un petit garçon dont la mère était si radine qu’elle refusait de lui faire un cadeau d’anniversaire. Tous les soirs le gamin me le ramenait et le reprenait le matin, pour ne pas la gêner disait-il.

— Je vous ai menti, ma mère était la plus généreuse des femmes, elle m’aurait offert tous les cerfs-volants du monde si je les lui avais demandés.

— En fait, je crois que c’était un bobard qu’il avait inventé, poursuivit le vieil homme qui ne m’avait pas écouté. Mais ce petit gosse avait l’air si malheureux sans son cerf-volant que je n’ai pas pu résister à l’envie de le lui offrir. Ah j’en ai vu des gamins rêver devant l’étal de mon bazar.

— Vous pourriez le réparer ? lui demandai-je, fébrile.

— Il faudrait le réparer, me dit-il, comme si seule la moitié de mes phrases l’atteignait. Dans cet état, il n’est pas près de voler.

— C’est exactement ce que ce jeune homme vous demande, Léon, faites un peu attention tout de même, c’est agaçant.

— Madame Pouchard, si au lieu de me faire la leçon, vous alliez m’acheter de quoi rafistoler ce cerf-volant, je pourrais me mettre à l’ouvrage puisque c’est la raison pour laquelle ce jeune homme est venu me rendre visite.

Léon nota sur une feuille tout ce dont il avait besoin. Je récupérai la liste et fonçai à la quincaillerie. Mme Pouchard me raccompagna à la porte et me glissa à l’oreille que si je passais par hasard devant le bureau de tabac, elle serait la plus heureuse des femmes.

Je revins une heure plus tard, mes deux missions accomplies.

Le vieux marchand du bazar me donna rendez-vous le lendemain, à midi sur la plage, il ne promettait rien, mais il ferait de son mieux.

J’ai invité Mme Pouchard à dîner. Nous avons parlé de Cléa et je lui ai tout raconté. Alors que je la raccompagnais à la pension, elle m’a soufflé une idée à l’oreille.

J’ai trouvé une chambre dans un petit hôtel du centre-ville. Je me suis endormi à peine la tête posée sur l’oreiller.

*

* *

À midi, je me tenais devant la grève. Le marchand du bazar arriva en compagnie de Mme Pouchard, pile à l’heure. Il déplia le cerf-volant et me le présenta fièrement. Les ailes étaient rafistolées, l’armature réparée et même si mon aigle avait un peu l’air éclopé, il avait quand même retrouvé une belle allure.

— Tu peux lui faire faire un petit vol d’essai, mais sois prudent, ce n’est plus un perdreau de l’année.

Deux petits « S » et un grand « 8 ». Au premier coup de vent, il s’est envolé. Le dévidoir filait à toute vitesse et Léon applaudissait à tout-va. Mme Pouchard le prit par le bras et posa sa tête sur son épaule. Il en rougit, elle s’excusa mais resta dans la même position.

— Ce n’est pas parce qu’on est veuve, dit-elle, qu’on n’a pas envie d’un peu de tendresse.

Je les ai remerciés tous les deux et les ai laissés sur la plage.

J’avais de la route à faire et j’étais pressé de rentrer.

*

* *

J’ai appelé mon chef de service, j’ai prétendu que les obsèques de ma mère me retenaient un peu plus que prévu, je reprendrais mon service avec deux jours de retard.

Je sais, on commence par un mensonge et on ne sait plus comment s’arrêter, mais je m’en fiche, chacun a ses raisons et pour une fois moi aussi j’avais les miennes.

17.

Je me suis présenté au conservatoire en début d’après-midi.

Le gardien m’a tout de suite reconnu. Sa gorge était guérie, m’a-t-il dit en me faisant entrer dans son bureau. Je lui demandai s’il pouvait m’aider à nouveau.

Cette fois, je cherchais où et quand Cléa Norman jouerait son prochain concert.

— Je n’en sais rien, mais si vous voulez la voir, elle est salle 105 au rez-de-chaussée au fond du couloir. Il faudra attendre un peu, à cette heure-ci, elle enseigne et les cours se terminent à 16 heures.

Je n’étais pas habillé comme il le fallait. Mal coiffé, mal rasé, je me serais inventé mille raisons pour ne pas y aller. Je n’étais pas encore prêt. Mais je n’ai pas pu résister à l’envie de la voir.

Sa salle de classe était vitrée, je suis resté quelques instants à la regarder depuis le couloir, elle enseignait à de jeunes enfants.

J’ai posé ma main sur la vitre, un de ses élèves a tourné la tête vers moi et s’est arrêté de jouer. Je me suis baissé et suis reparti à quatre pattes comme un idiot.

J’ai attendu Cléa dans la rue. Lorsqu’elle est sortie du conservatoire, elle a noué ses cheveux et a marché vers la station de bus son cartable à la main. Je l’ai suivie, comme on suit son ombre, la lumière derrière soi. Pourtant, ce jour-là, Cléa était ma seule lumière, elle avançait à quelques pas devant moi.

Elle est montée dans l’autobus, je me suis assis sur le premier fauteuil et j’ai tourné la tête vers la vitre. Cléa s’est installée sur la banquette arrière. À chaque arrêt j’avais l’impression que mon coeur allait cesser de battre. Après six stations, Cléa est descendue.

Elle a remonté la rue sans jamais se retourner. Je l’ai vue pousser la porte cochère d’un petit immeuble. Quelques instants après, deux fenêtres se sont allumées au troisième et dernier étage, sa silhouette allait de la cuisine au salon, sa chambre devait donner sur la cour.

J’ai attendu assis sur un banc sans quitter un instant ces fenêtres du regard. À 18 heures, un couple est entré dans l’immeuble, le deuxième étage s’est illuminé, à 19 heures, un vieux monsieur qui habitait au premier. À 22 heures, les lumières de l’appartement de Cléa se sont éteintes. Je suis resté encore un peu avant de partir, le coeur en liesse. Cléa vivait seule.

Je suis revenu aux premières heures du jour. Un joli vent soufflait sur le matin. J’avais apporté mon cerf-volant. Aussitôt dépliées, les ailes se sont gonflées et l’aigle s’est envolé.

Quelques passants s’arrêtaient, amusés, avant de poursuivre leur chemin. L’aigle rafistolé se hissa le long de la façade et se mit à faire quelques pirouettes devant les fenêtres du troisième étage.

Cléa se préparait un thé dans sa cuisine quand elle l’aperçut.

Elle n’en crut pas ses yeux et sa tasse de petit déjeuner en fit les frais en se brisant sur le carrelage.

Quelques instants plus tard, la porte de l’immeuble s’ouvrit et Cléa avança jusqu’à moi, me fixant du regard. Elle me sourit et posa sa main sur la mienne, pas pour la retenir mais pour s’emparer de la poignée du cerf-volant.

Dans le ciel d’une grande ville, elle fit faire à un aigle en papier de grands « S » et des « 8 » parfaits. Cléa avait toujours le don de la poésie aérienne. Quand j’ai enfin compris ce qu’elle écrivait, j’ai lu : « Tu m’as manqué. »

Une femme qui réussit à vous écrire « Tu m’as manqué » avec un cerf-volant, on ne peut jamais l’oublier.

Le soleil se levait. Sur le trottoir nos ombres s’étiraient côte à côte. Soudain, j’ai vu la mienne se pencher et embrasser celle de Cléa.