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— Eh bien c’est fait, maintenant tu peux aller jouer aux billes, m’a-t-il répondu tandis que les copains ricanaient.

Je ressentis alors une force dans mon dos, une force qui me poussait à faire trois pas vers lui au lieu de me retirer comme il me l’avait ordonné.

— Quoi encore ? demanda-t-il en haussant le ton.

Je jure que ce qui s’est passé ensuite n’était pas prévu, que je n’avais pas prémédité une seconde ce que j’allais pourtant dire d’une voix assurée qui me surprit moi-même.

— J’ai décidé de me présenter à l’élection du délégué de classe, je préférais que les choses soient claires entre nous !

La force me poussait maintenant en sens inverse, cette fois en direction du préau vers lequel j’avançais, comme un soldat droit dans ses bottes.

Pas un bruit derrière moi. Je m’attendais à entendre des ricanements, seule la voix de Marquès brisa le silence.

— Alors, c’est la guerre, dit-il. Tu vas le regretter.

Je ne me retournai pas.

Élisabeth, qui ne s’était pas mêlée au groupe, croisa mon chemin et me chuchota que Marquès lui tapait sur les nerfs, puis elle s’éloigna en faisant comme si de rien n’était. J’estimai que ma durée de vie n’irait pas au-delà de la prochaine récréation.

Et à la récréation, le soleil pointait au-dessus de la cour. Je regardais les élèves qui commençaient une partie de basket, quand j’ai vu s’allonger devant mes pieds ce que je redoutais tant. Non seulement mon ombre était trop grande pour être la mienne, mais je ne me sentais plus tout à fait le même.

Combien de temps avant que quelqu’un s’en aperçoive et révèle ce secret qui me terrorisait ? Par mesure de précaution, j’ai regagné le préau. Luc, le fils du boulanger, qui s’était cassé la jambe pendant les vacances et portait encore une attelle, m’a fait signe de venir le rejoindre. Je me suis assis près de lui.

— Je t’avais sous-estimé. C’est drôlement gonflé ce que tu viens de faire.

— C’est plutôt suicidaire, répondis-je, et puis je n’ai aucune chance.

— Si tu veux gagner, tu dois changer d’état d’esprit. Rien n’est jamais perdu d’avance, il faut avoir la volonté d’un vainqueur pour avoir ses chances, c’est mon père qui dit ça. Et puis je ne suis pas d’accord avec toi. Je suis sûr que, sous leurs airs de bons camarades, il y en a plus d’un qui ne le supportent pas.

— Qui ça ?

— Ton rival, de qui veux-tu que je parle ? En tout cas, tu peux compter sur moi, je suis de ton côté.

Cette petite conversation de rien du tout était la plus belle chose qui me soit arrivée depuis la rentrée. Ce n’était encore qu’une promesse, mais la seule idée d’avoir enfin un copain de mon âge suffisait à me faire oublier tout le reste, mon affrontement avec Marquès, mon problème d’ombre et, pendant quelques instants, j’en oubliai même que papa ne serait plus à la maison pour que je lui raconte tout ça.

Le mercredi, c’était la quille à 15 h 30. Après avoir inscrit mon nom sur la liste des candidatures punaisée sur le tableau en liège du secrétariat de l’école – j’avais remarqué à ce sujet que mon nom était le seul à figurer sous celui de Marquès –, je repris le chemin de la maison, en proposant à Luc de le raccompagner chez lui puisque nous habitions dans le même quartier.

Nous marchions l’un à côté de l’autre sur le trottoir et je redoutais qu’il se rende compte que quelque chose clochait avec nos ombres, la mienne s’étirait bien plus loin que la sienne alors que nous mesurions presque la même taille. Mais il ne prêtait aucune attention à nos pas, peut-être à cause de son attelle qui lui fichait un complexe. Les élèves l’appelaient Capitaine Crochet depuis le jour de la rentrée.

En passant à la hauteur de la pâtisserie, il me demanda si un pain au chocolat me tenterait. Je n’avais pas assez d’argent de poche pour m’en offrir un, mais ce n’était pas grave, j’avais dans mon cartable un sandwich au Nutella préparé par maman, ce serait tout aussi bon et on pouvait se le partager. Luc éclata de rire et me dit que sa mère n’avait pas l’habitude de lui faire payer ses goûters. Puis il me montra fièrement la devanture de la boulangerie. Sur la vitrine, en lettres délicatement peintes à la main, on pouvait lire « Boulangerie Shakespeare ».

Et devant mon air ahuri, il me rappela que son père était boulanger et que ça tombait bien parce que la « Boulangerie Shakespeare », c’était justement celle de ses parents.

— Tu t’appelles vraiment Shakespeare ?

— Oui, vraiment, mais aucun lien de parenté avec le père d’Hamlet, c’est juste un synonyme.

— Homonyme ! repris-je.

— Si tu veux. Bon, on le mange ce pain au chocolat ?

Luc poussa la porte du magasin. Sa maman était ronde comme une brioche, et souriante. Elle nous accueillit avec un accent qui n’était pas du coin. La maman de Luc avait une voix chantante, une voix à vous mettre tout de suite de bonne humeur, une façon de parler qui vous faisait vous sentir le bienvenu.

Elle nous proposa un pain au chocolat ou un éclair au café et, avant que nous ayons eu le temps de choisir, elle décida de nous offrir les deux. J’étais gêné, mais Luc me dit que son père en fabriquait toujours trop et que de toute façon, ce qui ne serait pas vendu en fin de journée serait bon pour la poubelle, alors autant ne pas gâcher. Nous avons dévoré notre pain au chocolat et notre éclair au café sans nous faire prier.

La maman de Luc lui demanda de garder le magasin, le temps qu’elle aille chercher la nouvelle fournée de pains dans l’atelier.

Ça me faisait un drôle d’effet de voir mon copain assis sur le tabouret derrière la caisse. Soudain, je nous imaginais avec vingt ans de plus, en habits d’adultes, lui dans la peau du boulanger et moi dans celle d’un client de passage...

Maman me dit souvent que j’ai l’imagination galopante. J’ai fermé les yeux et, étrangement, je me suis vu entrer dans cette boulangerie, j’avais une petite barbe et je tenais une sacoche à la main, peut-être que quand je serai grand, je serai médecin ou comptable ; les comptables aussi portent des sacoches. J’avance vers le présentoir et commande un éclair au café quand soudain, je reconnais mon vieux copain d’école. Je ne l’ai pas revu depuis toutes ces années, on tombe dans les bras l’un de l’autre et on partage un éclair au café et un pain au chocolat en souvenir du bon temps.

Je crois que c’est dans cette boulangerie, en regardant mon copain Luc jouer au caissier, que j’ai pris conscience, pour la première fois, que j’allais vieillir. Je ne sais pas pourquoi, mais pour la première fois aussi, je n’ai plus eu envie de quitter mon enfance, plus du tout eu envie d’abandonner ce corps que je trouvais jusque-là trop petit. Je me sentais vraiment bizarre depuis que j’avais piqué l’ombre de Marquès, il devait y avoir des effets secondaires à cet étrange phénomène et cette idée n’était pas faite pour me rassurer.

Quand la mère de Luc remonta du fournil avec une grille de petits pains chauds qui sentaient drôlement bon, Luc lui dit qu’il n’y avait eu aucun client. Elle soupira en haussant les épaules, arrangea les petits pains sur l’étagère de la vitrine et nous demanda si nous n’avions pas des devoirs. J’avais promis à maman de finir les miens avant son retour, je remerciai encore Luc et sa mère et je repris le chemin de la maison.

Au carrefour, j’ai déposé mon sandwich au Nutella sur un muret, pour le goûter des oiseaux ; je n’avais plus faim et je ne voulais surtout pas vexer ma mère en lui laissant croire que ses goûters

étaient

moins

bons

que

les

gâteaux

de

Mme Shakespeare.