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Devant moi, l’ombre s’était encore allongée. Je rasais les murs, de peur de croiser un autre copain.

Arrivé à la maison, j’ai foncé dans le jardin pour étudier le phénomène de plus près. Papa dit que pour grandir il faut apprendre à affronter ses peurs, les confronter à la réalité. C’est ce que j’ai tenté de faire.

Certains passent des heures devant le miroir en espérant y voir un autre reflet que le leur, moi j’ai joué toute la fin d’après-midi avec ma nouvelle ombre et, à ma grande surprise, j’ai ressenti comme une renaissance. Pour la première fois, même si ce n’était qu’en négatif imprimé sur le sol, j’avais l’impression d’être un autre. Quand le soleil est passé derrière la colline, je me suis senti un peu seul et presque triste.

Après un dîner vite expédié, mes devoirs étaient faits et maman regardait son feuilleton préféré – elle avait décrété que la vaisselle attendrait –, j’ai pu m’échapper au grenier sans même qu’elle s’en rende compte. J’avais une idée en tête. Là-

haut, dans les soupentes, il y avait une grande lucarne, ronde comme la pleine lune, et la lune était parfaitement pleine ce soir-là. Il fallait à tout prix que j’éclaircisse ce qui m’arrivait. Ce n’était pas anodin de marcher sur l’ombre de quelqu’un et de repartir avec. Puisque maman me disait que j’avais trop d’imagination, j’ai décidé d’aller vérifier ça au calme et le seul endroit où je suis vraiment au calme, c’est dans le grenier.

Là-haut, c’était mon monde à moi. Mon père n’y allait jamais, c’était trop bas de plafond, il se cognait toujours la tête et ça lui faisait dire des mots terribles, du genre « putain », « bordel » et

« merde ». Parfois les trois en une seule phrase. Moi, si j’en avais dit un seul, j’en aurais pris pour mon grade, mais les adultes ont droit à des tas de trucs qui nous sont interdits. Bref, dès que j’ai été en âge de grimper au grenier, mon père m’a envoyé à sa place et j’étais ravi de lui rendre ce service. Pour être tout à fait honnête, au début le grenier me faisait un peu peur, à cause de la pénombre, mais plus tard, ça a été tout le contraire. J’adorais me faufiler au milieu des malles et des vieilles boîtes en carton.

Dans l’une d’elles, j’avais découvert une collection de photos de maman quand elle était très jeune. Maman est toujours belle mais là, elle était carrément jolie. Et puis, il y avait la boîte qui contenait les photos du mariage de mes parents. C’est fou comme ils avaient l’air de s’aimer ce jour-là.

En les regardant, je me suis demandé ce qui s’était passé : comment tout cet amour avait pu disparaître ? Et surtout, où était-il parti ? L’amour, c’est peut-être comme une ombre, quelqu’un le piétine et part avec. Peut-être que trop de lumière, c’est dangereux pour l’amour, ou alors c’est le contraire, sans lumière, l’ombre d’un amour s’efface et finit par s’en aller. J’ai piqué une photo dans l’album rangé au grenier : papa tient la main de maman sur le perron de la mairie. Maman a le ventre un peu rond, du coup, je suis un peu là moi aussi. Autour de mes parents, il y a des oncles et des tantes, des cousins et cousines que je ne connais pas et tout ce monde a l’air de s’amuser. Peut-être que je me marierai un jour moi aussi, avec Élisabeth si elle est d’accord, si je prends quelques centimètres, disons une bonne trentaine.

Dans le grenier il y avait aussi des jouets cassés, tous ceux que je n’avais pas été capable de remonter après avoir étudié de près comment ils avaient été fabriqués. Bref, au milieu du bric-

à-brac de mes parents, je me sentais dans un autre univers, un univers à ma taille. Mon monde à moi se trouvait dans ma maison, mais sous les toits.

Me voilà face à la lucarne, je me tiens bien droit pour regarder la lune se lever, elle est pleine et sa lumière se pose sur les planches en bois du grenier. On voit même flotter des particules de poussière en suspension dans l’air, ça donne un côté paisible au lieu, c’est si calme ici. Ce soir, avant le retour de maman, je suis allé dans l’ancien bureau de papa pour y chercher tout ce que je pouvais lire sur les ombres. La définition de l’encyclopédie était un peu compliquée, mais grâce aux illustrations j’ai pu apprendre pas mal de trucs sur la façon de les faire apparaître, de les déplacer ou de les orienter. Mon stratagème devait fonctionner dès que la lune serait dans l’axe.

Je guettais ce moment avec impatience, en espérant qu’elle serait en bonne place avant la fin du feuilleton de maman.

Enfin, ce que j’attendais s’est produit. Droit devant moi, j’ai vu l’ombre s’étirer sur les lattes du grenier. J’ai toussoté un peu, pris mon courage à deux mains et j’ai affirmé d’une voix franche ce dont j’étais désormais certain.

— Tu n’es pas mon ombre !

Je ne suis pas fou et j’avoue avoir eu sacrément peur quand j’ai entendu l’ombre me répondre dans un murmure.

— Je sais.

Silence de mort. Alors j’ai poursuivi, la bouche sèche et la gorge serrée.

— Tu es l’ombre de Marquès, c’est ça ?

— Oui, a-t-elle soufflé à mes oreilles.

Quand l’ombre s’adresse à moi, c’est un peu comme lorsqu’on a une musique dans la tête, il n’y a pas de musicien mais on entend pourtant de façon aussi réelle que si un orchestre imaginaire jouait tout près de soi. Ça fait le même effet.

— Je t’en supplie, ne dis rien à personne, m’a dit l’ombre.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi moi ? ai-je demandé, inquiet.

— Je me suis évadée, tu ne t’en es pas douté ?

— Pourquoi tu t’es évadée ?

— Tu sais ce que c’est que d’être l’ombre d’un imbécile ? C’est insupportable, je n’en peux plus. Déjà quand il était petit c’était pénible, mais plus il grandit et moins je le supporte. Les autres ombres, la tienne en particulier, se moquent de moi. Si tu savais la chance qu’a ton ombre, et si tu savais aussi ce qu’elle est arrogante avec moi. Tout ça parce que tu es différent.

— Je suis différent ?

— Oublie ce que je viens de dire. Les autres ombres affirment qu’on n’a pas le choix, on est l’ombre d’une seule personne, et pour toujours. Il faudrait que cette personne change pour que votre sort s’améliore. Avec Marquès, autant te dire que le futur qui m’attend n’est pas des plus glorieux. Tu imagines ma surprise quand j’ai senti que je pouvais me détacher de lui, au moment où tu t’es retrouvé à ses côtés ? Tu as un pouvoir extraordinaire, alors je n’ai pas réfléchi, c’était le moment ou jamais de me faire la belle. J’ai un peu profité de ma taille, à force d’être l’ombre de Marquès, j’ai des excuses. J’ai poussé la tienne pour prendre sa place.

— Et mon ombre, t’en as fait quoi ?

— À ton avis ? Il fallait bien qu’elle se raccroche à quelque chose, elle est repartie avec mon ancien propriétaire. Elle doit faire une sale tête en ce moment.

— C’est dégueulasse, ce que tu as fait à mon ombre. Dès demain, je te rends à Marquès et je la récupère.

— Je t’en prie, laisse-moi rester avec toi. Je voudrais savoir ce que ça fait d’être l’ombre de quelqu’un de bien.

— Je suis quelqu’un de bien ?

— Tu peux le devenir.

— Non, c’est impossible que je te garde, les gens vont finir par se rendre compte que quelque chose ne va pas.

— Les gens ne font déjà pas attention aux autres, alors à leurs ombres... Et puis, c’est dans ma nature de rester dans l’ombre.

Avec un peu d’entraînement et de complicité nous finirons bien par y arriver.

— Mais tu mesures au moins trois fois ma taille.

— Ce ne sera pas toujours le cas, ce n’est qu’une question de temps. Disons que jusqu’à ce que tu grandisses, tu devras toi aussi rester un peu dans l’ombre, mais dès que tu auras poussé, c’est moi qui t’entraînerai vers la lumière. Réfléchis, c’est un sacré avantage d’avoir l’ombre d’un grand. Sans moi, tu ne te serais jamais présenté à l’élection du délégué de classe. Qui t’a donné confiance en toi, à ton avis ?