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— C’est toi qui m’as poussé ?

— Qui d’autre ? confia l’ombre.

Soudain, j’entendis la voix de ma mère me demander, du bas de l’échelle qui grimpe au grenier, avec qui je pouvais bien discuter. Je lui ai répondu sans réfléchir que je parlais avec mon ombre. Évidemment, elle a répliqué que je ferais mieux d’aller me coucher, au lieu de dire des âneries. Les adultes ne vous croient jamais quand vous leur confiez des choses sérieuses.

L’ombre a haussé les épaules, j’ai eu l’impression qu’elle me comprenait. Je me suis éloigné de la lucarne et elle a disparu.

*

* *

J’ai fait un rêve vraiment étrange cette nuit-là. Je partais à la chasse avec mon père, et même si je n’aime pas la chasse, j’étais heureux de le retrouver. Je le suivais, mais il ne se retournait jamais et je ne pouvais pas voir son visage. L’idée de tuer des animaux ne me procurait aucun plaisir. Il m’envoyait en éclaireur à travers des champs immenses où s’élevaient de hautes herbes roussies par le soleil, que le vent faisait onduler doucement. Je devais progresser en tapant dans mes mains pour que les tourterelles s’envolent, alors il leur tirait dessus.

Pour empêcher ce massacre, j’avançais le plus lentement possible. Quand je laissais filer un lapin entre mes jambes, mon père me traitait de bon à rien juste capable de lever le mauvais gibier. C’est cette phrase qui m’a fait comprendre, dans mon rêve, que cet homme au loin n’était pas mon père, mais celui de Marquès. Je me trouvais à la place de mon ennemi, et ce n’était pas une sensation agréable du tout.

Bien sûr, j’étais plus grand et je me sentais plus fort que d’habitude, mais je ressentais une profonde tristesse, comme si un chagrin m’avait envahi.

Après la chasse, nous sommes rentrés dans une maison qui n’était pas la mienne. Je me suis retrouvé assis à la table du dîner, le père de Marquès lisait son journal, sa mère regardait la télévision, personne ne s’adressait la parole. Chez nous on parlait beaucoup à table ; quand papa était là, il me demandait comment s’était passée ma journée, et depuis son départ, maman m’interrogeait à sa place. Mais les parents de Marquès se moquaient bien de savoir s’il avait fait ses devoirs. J’aurais pu trouver ça épatant, en fait c’était tout le contraire, et j’ai compris d’où venait cette peine soudaine ; même si Marquès était mon ennemi, j’étais triste pour lui, triste de l’indifférence qui régnait dans sa maison.

*

* *

Quand le réveil a sonné, j’étais en nage. J’avais le souffle court et je me sentais aussi brûlant que par un jour de fièvre, mais soulagé que tout ça n’ait été qu’un cauchemar. Un grand frisson m’a parcouru et tout est redevenu normal. Ce matin-là, retrouver les murs de ma chambre a suffi à me rendre heureux.

En faisant ma toilette, je me suis demandé si je devais raconter à ma mère ce qui m’arrivait. J’aurais voulu partager ce secret avec elle mais je devinais déjà sa réaction.

La première chose que j’ai faite en descendant dans la cuisine a été de me précipiter à la fenêtre. Le ciel était couvert, pas la moindre trace de bleu à l’horizon, même pas de quoi tailler une culotte de marin comme disait mon père, quand il se résignait à annuler sa partie de pêche. J’ai bondi sur la télécommande pour allumer la télé.

Maman ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais autant à la météo. J’ai raconté que je préparais un exposé sur le réchauffement climatique et je lui ai demandé de bien vouloir me laisser écouter sans interrompre tout le temps la dame qui annonçait qu’un front nuageux dû à une forte zone de dépression allait s’installer dans notre région pendant plusieurs jours. Moi aussi j’allais sacrément déprimer si le soleil ne revenait pas rapidement. Avec tous ces nuages, aucune chance de voir les ombres apparaître, impossible donc de rendre la sienne à Marquès. J’ai pris mon cartable et suis parti à l’école, avec une boule au ventre.

*

* *

Luc passait toutes les récrés assis sur le banc. Avec son attelle et sa béquille, il n’avait pas grand-chose d’autre à faire. Je l’ai rejoint et il m’a montré Marquès du doigt. Ce grand imbécile allait serrer les mains de tous les élèves de la classe et faisait semblant de s’intéresser aux discussions des filles.

— Tiens, aide-moi à marcher, j’ai la jambe tout ankylosée.

Je lui ai tendu la main et nous sommes partis faire quelques pas. Ça devait être mon jour de chance, au moment où on s’est approchés de Marquès, une minuscule éclaircie a percé le ciel obscur. J’ai regardé aussitôt le sol de la cour, c’était un véritable fouillis, toutes les ombres se chevauchaient, comme pour un conciliabule – on avait appris ce mot au cours d’histoire juste avant la récré. Marquès s’est retourné vers nous et nous a fait comprendre d’un regard que nous n’étions pas les bienvenus dans les parages. Luc a haussé les épaules.

— Viens, il faut que je te parle. Le jour du vote approche, m’a-t-il dit en s’appuyant sur sa béquille. Je te rappelle que les élections ont lieu vendredi, il serait temps que tu fasses quelque chose qui te rende un peu populaire.

Les mots de Luc avaient sonné comme une phrase d’adulte.

Le regarder boiter ainsi, le dos un peu voûté, me replongea aussitôt dans un drôle de songe. Je nous voyais à nouveau tous les deux, bien plus vieux que nous ne l’étions, encore plus vieux que la dernière fois dans la boulangerie. À croire que notre amitié avait duré toute une vie. Luc n’avait presque plus de cheveux, son front dégarni remontait jusqu’au milieu du crâne.

Il avait les traits tirés, la peau de son visage était flétrie, mais ses yeux bleus brillaient toujours autant, ce que je trouvais rassurant.

— Qu’est-ce que tu voudrais faire plus tard ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas, il faut décider de ça tout de suite ?

— Non, pas forcément, enfin, je ne crois pas. Mais si tu devais choisir maintenant, tu voudrais faire quoi ?

— Reprendre la boulangerie de mes parents, j’imagine.

— Je voulais dire, si tu avais le choix de faire autre chose ?

— J’aimerais être comme M. Chabrol, le médecin, mais je ne crois pas que ce sera possible. Maman dit qu’au train où vont les choses, il n’y aura bientôt plus assez de clients pour que la boulangerie prospère. Depuis que le supermarché vend du pain, mes parents ont du mal à joindre les deux bouts, alors tu imagines, me payer des études de médecine !

Je savais que Luc ne serait pas médecin, je le savais de toutes mes forces depuis que nous avions partagé un pain au chocolat et un éclair au café, depuis que je l’avais vu assis derrière la caisse. Luc resterait dans notre petite ville ; sa famille n’aurait jamais les moyens de lui offrir de quoi faire de longues études.

D’un côté, c’était une bonne nouvelle parce que ça signifiait que la boulangerie résisterait à la guerre du supermarché, mais il ne serait jamais docteur. Je ne voulais pas le lui annoncer, je devinais que ça lui ferait de la peine, peut-être même que ça le découragerait, il était pourtant le meilleur en sciences naturelles. Alors je me suis tu et j’ai gardé ce secret pour moi. Il faut que je fasse attention où je mets les pieds, que je surveille chacun de mes pas. Même par jour de mauvais temps, on n’est pas à l’abri d’une petite éclaircie. Savoir à l’avance ce qui va arriver aux gens qu’on aime bien, ça ne rend pas nécessairement heureux.