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— Alors, pour cette élection, qu’est-ce que tu comptes faire ?

J’avais une autre question en tête.

— Luc, si tu avais le pouvoir de deviner ce que les gens pensent, ou plutôt ce qui les rend malheureux, tu ferais quoi ?

— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? Ça n’existe pas, ce pouvoir-là.

— Je le sais bien, mais si ça existait quand même, comment tu l’utiliserais ?

— Je ne sais pas, ce n’est pas très marrant comme pouvoir, j’imagine que j’aurais peur que le malheur des autres déteigne sur moi.

— C’est tout ce que tu ferais ? Tu aurais peur ?

— Chaque fin de mois, quand mes parents font les comptes de la boulangerie, je les vois inquiets, mais je ne peux rien y faire et ça me rend malheureux. Alors si je devais ressentir le malheur de tous les gens, ce serait terrible.

— Et si tu pouvais changer le cours des choses ?

— Ben, j’imagine que je le ferais. Bon, ton pouvoir me fiche le cafard, alors revenons à cette élection et réfléchissons ensemble.

— Luc, si tu devenais maire du village plus tard, ça te plairait ?

Luc s’adossa au mur de l’école pour reprendre un peu son souffle. Il me regarda fixement et son air sombre fit place à un grand sourire.

— J’imagine que ce serait chouette, mes parents aimeraient bien ça, et puis je pourrais faire passer une loi pour interdire au supermarché d’ouvrir un rayon boulangerie. Je crois que j’interdirais aussi le rayon articles de pêche, parce que le meilleur copain de mon père, c’est le droguiste sur la place du marché et lui aussi ses affaires vont mal depuis que le supermarché lui fait de la concurrence.

— Tu pourrais même faire voter une loi qui interdirait complètement le supermarché.

— Je crois que quand je serai maire de la ville, me dit Luc en me tapant sur l’épaule, je te prendrai comme ministre du Commerce.

Plus tard en rentrant à la maison, il faudrait que je demande à ma mère si les maires ont des ministres, j’aimerais bien être le ministre de Luc mais j’ai quand même un petit doute.

Dans le couloir qui menait à la salle de classe, j’ai espéré que les choses se seraient remises en ordre pendant l’éclaircie à la récré, et que l’ombre de Marquès aurait retrouvé son propriétaire ; j’ai prié pour qu’à la prochaine éclaircie je retrouve la mienne au bout de mes chaussures et en même temps, aussi étrange que cela paraisse, je me suis senti un peu lâche d’avoir pensé ça.

*

* *

La leçon de mathématiques venait de commencer quand un bruit assourdissant se fit entendre dans la cour. Les carreaux volèrent en éclats, le professeur nous hurla de nous jeter à terre.

Il n’eut pas besoin de nous le répéter deux fois.

S’ensuivit comme un silence de mort. M. Gerbier se releva le premier et nous demanda si l’un de nous était blessé, il avait l’air terrorisé. À part quelques éclats de verre dans les cheveux et deux filles qui pleuraient sans qu’on sache pourquoi, tout allait plutôt bien, sauf les fenêtres qui faisaient vraiment la gueule et les pupitres tout en désordre. Le professeur nous fit sortir au plus vite et nous ordonna de nous mettre en file indienne. Il quitta la classe en dernier et courut dans le couloir pour se mettre devant nous. Je ne sais pas s’ils avaient répété l’exercice entre profs mais toutes les autres classes avaient fait comme nous et il y avait un monde fou ; la cloche de la récré sonnait à tout-va. Dans la cour, le spectacle était hallucinant.

Presque toutes les fenêtres de l’école étaient à nu et on voyait s’élever une colonne de fumée derrière la remise du gardien.

— Mon Dieu, c’est la citerne de gaz ! cria M. Gerbier.

Je ne voyais pas ce que Dieu venait faire là-dedans, à moins qu’il ait eu besoin d’utiliser un briquet géant et qu’il ait un peu merdouillé au moment de s’en servir. En même temps, avec tout ce qu’on nous dit sur les cigarettes, je voyais mal Dieu en train de s’en griller une, mais bon, on ne sait jamais, peut-être que ses poumons à lui ne craignent rien, vu qu’il est déjà au ciel.

N’empêche, la colonne de fumée montait quand même jusqu’à lui, mais c’était sûrement qu’une coïncidence.

Mme la directrice était dans tous ses états, elle ordonnait aux professeurs de nous compter pour la troisième fois et n’arrêtait pas de tourner en rond en répétant « Vous êtes sûrs qu’ils sont tous là ? » Et puis, un prénom lui venait en tête, alors elle criait

« Mathieu, le petit Mathieu, il est où ? Ah, il est là ! », puis elle passait à un autre. Heureusement elle n’avait pas pensé à moi, je n’avais vraiment pas besoin qu’on rappelle que j’étais petit, encore moins en pleine période électorale.

Il y avait un sacré grabuge à l’endroit de l’explosion. On entendait le crépitement des flammes, elles grimpaient de plus en plus haut derrière la remise du gardien, on voyait même leurs ombres danser sur le toit. Et devant moi, j’ai vu celle d’Yves, comme si elle était venue me trouver. Je l’ai vue avancer, je savais que c’était moi qu’elle cherchait, je le sentais de toutes mes forces. Mme la directrice et les professeurs étaient bien trop occupés à recompter les élèves pour faire attention à moi, alors je me suis mis à marcher vers la remise, où l’ombre m’entraînait.

On entendait dans le lointain hurler des sirènes, mais elles étaient encore bien loin. L’ombre d’Yves me guidait toujours, je me dirigeai vers la colonne de fumée, la chaleur grandissait, j’avais de plus en plus de mal à progresser. Il fallait que j’y aille, je crois que j’avais compris pourquoi l’ombre était venue à moi.

J’étais presque arrivé à la remise du gardien quand les flammes se sont mises à lécher le toit. J’avais peur mais j’avançais quand même. Soudain j’ai entendu Mme Schaeffer hurler mon prénom. Elle courait derrière moi. Elle ne court pas très vite, Mme Schaeffer. Elle me criait de revenir immédiatement. J’aurais bien voulu lui obéir mais je ne pouvais pas et j’ai continué vers où l’ombre me disait d’aller.

Devant la remise, la chaleur était devenue insupportable, j’allais tourner la poignée de la porte quand la main de Mme Schaeffer m’a saisi par l’épaule et m’a tiré en arrière. Elle m’a lancé un regard incendiaire, c’était de circonstance, mais je suis resté campé sur mes jambes et j’ai refusé de reculer. Je fixais cette porte, mon regard ne pouvait pas s’en détacher. Elle m’a attrapé par le bras, a commencé par me passer un savon, mais j’ai réussi à me libérer et je suis reparti aussitôt vers la remise. Et puis quand je l’ai sentie revenir dans mon dos, je lui ai dit ce que j’avais sur le coeur, c’est sorti d’un coup.

— Il faut sauver le gardien ! Il est pas dans la cour, il est dans sa remise en train de suffoquer.

C’est Mme Schaeffer qui a failli suffoquer quand elle m’a entendu lui dire ça. Elle m’a ordonné de reculer, et là, ce qu’elle a fait m’en a bouché un coin. Elle est plutôt du genre menue, Mme Schaeffer, rien à voir avec la mère de Luc, et pourtant, elle a donné un de ces coups de pied dans la porte, la serrure n’a pas résisté au charme de son tibia. Mme Schaeffer est entrée toute seule dans la remise et elle en est ressortie deux minutes plus tard en traînant Yves par les épaules. Je l’ai quand même un peu aidée jusqu’à ce que le prof de gym vienne prendre la relève et que Mme la directrice m’attrape par le fond de la culotte pour me ramener sous le préau.

Les pompiers sont arrivés. Ils ont éteint l’incendie, puis ils ont emmené Yves à l’hôpital après nous avoir rassurés sur son sort.