Jérôme Fandor ne lâcha point sa mère, mais il s’écroula comme une masse, il sentit qu’il était écrasé entre le dallage surchauffé du vestibule et quelque énorme morceau de ferraille que les flammes léchaient encore…
— Mais, fichtre de nom d’un chien ! Juve, vous êtes assommant, il n’y a pas moyen de causer avec vous !… Si maintenant, chaque fois que j’ouvre la bouche, vous fichez le camp sans vouloir me renseigner, j’aime autant que vous me plaquiez ici !
C’était Jérôme Fandor qui fulminait, Jérôme Fandor qui s’essayait à affecter une gaieté qui était loin de son cœur.
Le jeune homme se trouvait alors étendu dans le lit blanc d’une chambre d’hôtel assez confortable. Il avait un énorme bandeau autour du front. Un pansement lui enserrait le cou, son bras droit était en écharpe, et, sous les couvertures, on devinait sa jambe raidie dans un appareil de plâtre.
Juve était devant lui, Juve fumait une cigarette, haussait les épaules et grognait.
À la diatribe de Fandor, il répondit :
— Eh bien, c’est cela, je vais te plaquer ! Après tout, tu deviens assommant, Fandor. Tu radotes comme un vieillard de soixante-dix ans…
— En quoi, Juve ?
— En tout !
Et Juve, haussant les épaules, continuait :
— Voilà vingt fois au moins que tu me demandes comment il se fait que tu n’es pas mort ! Eh bien, mon bon, tu n’es pas mort tout bonnement parce que, quand tu es tombé, tu étais à peu près sorti de la maison et que l’on n’a eu qu’à te retirer un peu plus loin, toi et ta mère, car tu n’avais pas lâché ta mère !
Juve, à la vérité, mentait.
Si Fandor n’était pas mort, c’était en réalité parce que Juve l’avait bel et bien sauvé.
Le policier était survenu sur les lieux du sinistre, juste à temps, en effet, pour entendre la clameur dont la foule saluait l’écroulement d’un pan de muraille.
— Il n’y a personne, là-dedans, au moins ? s’informait Juve.
On lui répondit qu’un jeune homme s’était précipité pour sauver la propriétaire, et qu’il n’avait pas reparu.
Juve, naturellement, n’en demandait pas davantage.
Il comprenait immédiatement que le jeune homme était Fandor, il devinait quelque drame effroyable, et, n’écoutant que son courage, tranquillement, il entrait dans le brasier.
Juve, par bonheur, n’avait pas à aller trop loin. Il découvrait assez vite les corps enlacés de Jérôme Fandor et de Mme Rambert qui étaient pris sous une énorme poutre. Juve fit effort, les arracha de cette terrible situation.
Il sauva Mme Rambert, d’abord, puisque c’était une femme, puis, risquant une effroyable mort, il rentra une seconde fois dans le brasier pour en retirer Jérôme Fandor.
C’était ce que Juve appelait avoir « tiré Fandor un peu plus loin » !
Le journaliste, affreusement brûlé, s’était réveillé d’un long évanouissement dans une chambre d’hôtel où Juve l’avait fait transporter, cependant qu’on installait à côté la pauvre Mme Rambert.
Fandor, retrouvant tout son courage, avait alors anxieusement demandé des nouvelles de Fantômas.
— Disparu ! répondait Juve, enfui !…
Puis Fandor s’inquiétait de sa mère.
— Elle n’est pas blessée, n’est-ce pas ?
Et c’était alors que le malheureux journaliste devait subir le coup le plus douloureux.
Avec des mots très doux, des phrases de pitié, Juve apprenait l’horrible vérité à Fandor.
Mme Rambert était folle, sa raison avait chancelé à la suite de l’effroyable drame dont elle venait d’être victime !
Juve, toutefois, laissait un peu d’espoir à Fandor.
— Le médecin affirme, prétendait-il, que cette crise peut n’être que passagère. Ta mère peut retrouver la raison. Il prescrit pour elle un repos absolu, un voyage en Suisse, par exemple, une installation dans une petite bourgade bien tranquille. Il faudrait que tu sois toujours auprès d’elle à guetter les lueurs de sa raison, pour tâcher de l’aider à se sauver de la démence.
Juve parlait lentement, épiant sur le visage de Fandor l’émotion que ces paroles allaient infailliblement causer au jeune homme.
Fandor se troublait en effet, il pâlissait en écoutant Juve.
— Mon Dieu ! répondait-il, le médecin a dit cela ? Juve, Juve, comment donc faudrait-il faire ? Vous n’oubliez pas que je dois partir dans quelques jours pour le Chili, où je dois aller retrouver Hélène ?
Juve, à ce moment, se levait. Sa physionomie devenait grave, cependant qu’il regardait fixement Fandor.
— Je n’oublie pas cela, disait-il, et je sais en effet, Fandor, que tu vas te trouver aux prises avec deux devoirs bien distincts : ton devoir d’amoureux et ton devoir de fils… Et il te faudra choisir, mon petit !
Mais déjà Fandor relevait la tête, déjà il reprenait :
— Vous avez raison, Juve, ce sont deux devoirs, et ces deux devoirs sont tels que ma conscience ne me laisse pas libre de choisir. Ma mère d’abord, Hélène ensuite ! Je sais d’ailleurs que c’est ce qu’exigerait Hélène elle-même !
La voix de Fandor tremblait. Il souffrait affreusement. Il eut pourtant comme une extraordinaire joie en écoutant Juve.
— Écoute, disait le policier, je ne doutais pas de toi ni de ta décision. Il faut en effet que tu restes auprès de ta mère, mais moi, moi qui suis libre, j’irai rechercher Hélène !
Et, s’efforçant de sourire, Juve ajoutait :
— Et, foi de Juve, je te le promets, Fandor, je te ramènerai ta femme !
IV
Adversaires tragiques
Depuis le matin le vent avait cessé et la mer qui, jusqu’alors, s’enflait en vagues violentes, secouant le bâtiment de belle manière, était soudain devenue calme comme il entrait en rade et stationnait à l’embouchure de la Gironde où l’on devait prendre les derniers passagers, les passagers de grand luxe, ceux qui ne s’embarquaient que là pour éviter le trajet assez long du Havre à Bordeaux.
C’était un grand navire qui portait le nom glorieux de Jean-Bart et qui appartenait à une puissante compagnie assurant les services réguliers de l’Amérique du Sud à la France.
Le Jean-Bart était parti depuis trois jours et, de toute la vitesse de ses robustes machines, avait longé les côtes de France, venant faire une courte escale à Bordeaux avant de reprendre le large, avant de foncer droit vers l’horizon pour traverser l’Atlantique et venir ranger les côtes américaines.
À bord du Jean-Bart, énorme vaisseau, toute une foule de passagers avaient pris place, riches occupants des cabines de première classe, voyageurs économes qui se contentaient des secondes, de pauvres émigrants, encore parqués dans l’entrepont, mal nourris, à moitié vêtus, et devant vivre un véritable cauchemar de froid, de misère et de souffrance pendant toute la traversée.
À bord du Jean-Bart, notamment, on citait la présence de deux agents consulaires, d’une actrice en renom, d’une jeune divorcée dont la réputation était détestable, et, enfin, d’un général mexicain que l’on se désignait du doigt en disant qu’il retournait dans son pays avec le secret désir de jouer un rôle dans les événements politiques qui perpétuellement bouleversent cette malheureuse et belle contrée.
C’était là, croyait l’état-major du bord, toutes les célébrités, toutes les personnalités marquantes qui avaient pris place à bord du paquebot…
On en tombait communément d’accord, et pourtant on faisait erreur, grave erreur même, ainsi qu’on ne devait pas tarder à l’apprendre avec stupéfaction.