Le commandant avait congédié son officier et il se retournait vers Juve.
Il marchait vers lui les bras tendus :
— Mon cher ami, déclarait-il, il n’y a point de ma faute dans ce qui arrive, je tiens à vous en avertir. Personne à bord ne se doutait de votre présence. J’avais scrupuleusement gardé le secret sur votre personnalité, j’ignore qui a pu renseigner le monde officiel sur votre embarquement à bord du Jean-Bart !
Juve, à ces mots, avait un petit haussement d’épaules résigné ; il ripostait sur un ton un peu las :
— Je n’en doute pas, mon commandant. Et puis, qu’importe ! du moment que le devoir est là, et que je suis forcé d’obéir !…
C’était toute la conclusion malheureuse d’un véritable petit complot ourdi par Juve que cette dépêche atteignant le Jean-Bart en rade de Bordeaux et obligeant Juve à quitter le paquebot.
Pourquoi Juve, en effet, se trouvait-il à bord du transatlantique et pourquoi s’y trouvait-il caché incognito, voyageant sous un nom d’emprunt, et avec les apparences d’un très modeste voyageur de seconde classe ?
Juve s’était embarqué trois jours plus tôt à bord du Jean-Bart au Havre pour se diriger vers le Chili. Il s’y était embarqué pour donner satisfaction à Fandor qui, retenu auprès de sa mère par son devoir filial, se désespérait à la pensée qu’Hélène devait incessamment débarquer en Amérique du Sud et, seule là-bas, se trouver exposée aux pires tentatives du terrible Fantômas.
Juve était parti pour chercher la jeune femme et la ramener auprès de Fandor. Juve, toutefois, était parti fort discrètement, et peu rassuré sur les suites qu’allait avoir ce voyage.
Juve était en effet toujours inspecteur à la Sûreté. On lui accordait certes une grande liberté d’action et, en raison de ses mérites, en raison de son génie, en raison de son habileté de policier on ne l’ennuyait pas comme il se plaisait à le dire. Juve comptait toutefois, à la préfecture et parmi les bureaucrates, sinon quelques ennemis, du moins quelques adversaires. Ceux-là trouvaient que le policier en prenait souvent à son aise avec les exigences du service et estimaient que Juve, s’il était un bon agent de la Sûreté, était un déplorable sous-ordre.
— Il marche suivant sa fantaisie, disait-on, il fait ce que bon lui semble, il faudra que cela cesse !
Une campagne avait été menée traîtreusement contre lui, elle avait donné des résultats immédiats, puisque, au moment où Juve venait voir M. Havard et sollicitait de lui un congé nécessaire pour aller chercher Hélène, le chef de la Sûreté, brusquement, refusait toute permission de voyage à Juve.
— Vous vous occupez, disait avec un ricanement M. Havard, d’affaires privées ! Or, vous n’en avez pas le droit. S’il vous plaît de marier votre ami Fandor, démissionnez et vous serez libre. Mais, si vous voulez rester inspecteur de la Sûreté et émarger chaque mois au budget, demeurez en France. Vous êtes l’adversaire de Fantômas. Fantômas est en France, restez-y, vous aussi, et poursuivez la lutte !… Allez !
C’était net et précis, Juve avait fait la grimace, mais avait dû s’incliner.
Depuis longtemps, en effet, Juve savait que M. Havard, tout en étant fort aimable avec lui, était en réalité quelque peu son adversaire et son ennemi. Il y avait de la part du chef de la Sûreté à l’égard de Juve comme une véritable petite jalousie qui se traduisait souvent par de réelles injustices dont Juve n’était pas sans souffrir…
Cette fois-ci, toutefois, Juve avait estimé que M. Havard avait été trop loin. Juve n’était pas riche, il ne pouvait démissionner. Il avait d’autre part plus de cent fois risqué sa vie pour l’intérêt général, il trouvait qu’il méritait une autre récompense à ses bons et loyaux services qu’un refus partiel à une faveur si exceptionnellement sollicitée.
— On aurait pu me donner quinze jours de congé ! songeait-il. Et d’ailleurs…
À ce moment, Juve avait un sourire ironique, une idée extraordinaire lui venait. M. Havard lui ordonnait de poursuivre Fantômas. C’était la consigne impérative qu’on lui passait. Or, pourquoi voulait-il aller au Chili si ce n’était pour protéger Hélène des tentatives criminelles de Fantômas !
— Bon, songea Juve, j’ai fait une gaffe. J’ai demandé mes vacances pour aller rechercher Hélène, j’aurais dû au lieu de solliciter un congé, exiger des frais de route et présenter mon voyage comme une manœuvre policière à la rencontre du bandit !
Fort de ce raisonnement, Juve écrivait le lendemain au chef de la Sûreté une lettre assez peu explicite, dans laquelle il informait celui-ci qu’un hasard venait de le mettre sur la piste de Fantômas et qu’il partait à sa poursuite.
— On aura de mes nouvelles, disait Juve, dès que j’aurai un résultat !
Ayant joué avec les mots, commettant, pour la première fois peut-être, une irrégularité dans son service, par la faute de l’imbécillité malveillante de son chef, Juve allait s’embarquer au Havre sur le Jean-Bart pour partir au Chili.
Juve ne tenait pas toutefois à ce qu’on connût à la préfecture son escapade. Il s’inscrivait donc sur la liste des passagers sous un faux nom et, seulement pour tout prévoir, avertissait de sa véritable personnalité le commandant du navire, tout en lui demandant de lui garder un secret absolu à ce sujet.
Les choses avaient été fort bien jusqu’à Bordeaux, mais à Bordeaux Juve recevait un ordre formel d’avoir à regagner la terre.
— Zut ! grondait-il, cependant qu’une chaloupe le ramenait vers la côte. Comment diable, quai de l’Horloge, a-t-on pu savoir que j’étais à bord du Jean-Bart ?
On l’avait su à la préfecture, et Juve devait l’apprendre le soir même, de la façon la plus simple du monde. Le hasard seul avait trahi Juve. Un cinéma s’était avisé de prendre le départ du général mexicain lors de son embarquement sur le Jean-Bart. Juve, qui suivait l’étranger, avait été, sans s’en douter, photographié.
Un jour plus tard, le film était projeté dans un établissement des boulevards, un inspecteur reconnaissait Juve, signalait le fait, sans penser à mal, à M. Havard. Immédiatement, M. Havard envoyait la dépêche qui devait arrêter Juve !
Le policier apprenait tout cela le soir même de son débarquement à Bordeaux.
À peine avait-il rejoint la côte, en effet, qu’il sautait dans un rapide pour Paris et, aussitôt arrivé à Paris, il courait à la préfecture, où Léon et Michel le mettaient rapidement au fait.
— Très bien, remarqua Juve. C’est un bon savon en perspective de la part de M. Havard !
Il était alors onze heures tout juste. Juve pensait à aller se coucher, étant assez fatigué de son voyage en chemin de fer, lorsque Léon lui disait en souriant :
— Bah ! monsieur Juve, un savon du chef, cela n’a pas grande importance ! Et puis, Havard a bien d’autres choses en tête !… Il est dans son bureau, d’ailleurs. Voulez-vous le voir tout de suite ?
Juve hésita, puis se décida.
— Ma foi oui, autant en finir…
M. Havard était en effet dans son bureau. Il n’y était pas seul, il s’y trouvait en compagnie du directeur du service des recherches. Or, à peine Juve était-il entré dans le cabinet que M. Havard se levait, courait à sa rencontre les mains tendues. M. Havard était nerveux au possible, et cependant, à la grande surprise du policier, faisait à Juve le meilleur accueil.
— Écoutez, mon cher, commençait-il, je vous demande infiniment pardon de vous avoir fait revenir ainsi, mais, ma foi, je n’avais pas le choix des moyens, et l’on a besoin de vous à Paris.
— Vraiment ? dit Juve qui se tenait sur la défensive. Pourquoi, chef ?
— Parce que… parce que… nous sommes dans l’embêtement !