— Certainement ! articula Léon Drapier.
Juve l’invitait aimablement.
— Prenez donc la peine de vous asseoir !
Machinalement, Léon Drapier obéissait et s’installait dans un fauteuil, constatant que Juve avait, sans la moindre vergogne, pris sa propre place devant son bureau.
— Ce policier, pensa-t-il, manque d’éducation ; il m’invite à m’asseoir chez moi, alors que ce devrait être le contraire, et il s’installe à la place où j’ai l’habitude de me mettre !
Mais Léon Drapier rougit soudainement ; Juve, en effet, qui avait parfaitement lu dans ses yeux sa pensée, lui répondait d’un air ironique :
— J’ai l’air mal élevé comme cela, mais au fond, je le suis moins que je n’en ai l’air ! Et si j’ai pris votre place, monsieur le directeur, c’est parce qu’au fond je suis un maniaque ! Vous m’en excuserez !
Léon Drapier ne savait que répondre…
Juve, d’ailleurs, ne laissait pas tomber la conversation.
— Vous devez être fort occupé, monsieur Drapier, déclarait-il, en votre qualité de directeur de la Monnaie ? C’est là une situation très importante et qui comporte d’extrêmes responsabilités ; toutefois, j’imagine que la direction de cette usine d’un caractère si spécial… doit être fort attrayante…
— Mais certainement, monsieur, répliquait Drapier, qui s’imaginait peu qu’on allait le questionner sur ses occupations.
Juve, toutefois, poursuivait :
— Vous êtes en somme une personnalité dans le monde des fonctionnaires, et vous devez sans cesse être sollicité pour des recommandations ; si j’en juge par l’importance de votre appartement, non seulement vous êtes riche, monsieur Drapier, mais encore vous devez beaucoup recevoir ?
— C’est-à-dire, fit Drapier, que pendant la saison nous voyons quelques amis, mais ma femme est très sédentaire…
— Je sais, oui, elle sort rarement !
— Pour ainsi dire jamais ! poursuivit Drapier.
— Ce n’est pas comme vous, sourit aimablement Juve, vous appréciez la vie parisienne, charmante, d’ailleurs. Les restaurants élégants ont l’honneur de vous compter au nombre de leurs clients ?
Interloqué, Drapier interrogea :
— Mais comment savez-vous cela ?
— Parce que c’est de notoriété publique, monsieur Drapier, sans doute !
— Vous m’étonnez, fit le directeur de la Monnaie. Je ne dis pas que je ne vais pas quelquefois au restaurant, mais on ne m’y connaît pas sous mon nom et bien peu de gens peuvent m’y voir…
— C’est juste ! fit Juve. J’imagine en effet que si vous allez dans les restaurants parisiens, vous y dînez dans les cabinets particuliers !
— Pardon, monsieur, interrompit Drapier, il me semble que ce sont là des questions d’un ordre tout à fait privé et qui ne concernent guère l’enquête que vous êtes venu faire à mon domicile ?
Juve protestait d’un geste de la main.
— Excusez-moi, monsieur Drapier, en effet, notre conversation s’est égarée à mon insu, nous bavardions agréablement, j’oubliais mon rôle.
« Voyons, je redeviens l’inspecteur de la Sûreté, monsieur Drapier ; veuillez me raconter les circonstances dans lesquelles le drame découvert chez vous est survenu.
« Mais avant que vous ne commenciez, monsieur Drapier, je dois vous dire que j’ai lu votre déposition au commissariat de police, et que si vous n’avez rien d’autre à y ajouter, il est inutile de me répéter les faits que je connais !
— Je n’ai rien d’autre à dire, en effet, monsieur Juve… Mais pardon, que faites-vous ?…
Drapier considérait à ce moment le policier non sans stupéfaction.
Juve, en effet, se livrait à une étrange besogne.
Juve, tout en bavardant avec M. Drapier, avait sorti de sa poche un petit trousseau de clefs, il les essayait les unes après les autres, puis, ayant fini par en découvrir une qui ouvrait l’un des tiroirs, il fouillait dans ce tiroir, en sortait des papiers, que, sans la moindre vergogne, il se mettait à lire.
— Voyez, déclara-t-il très simplement à M. Drapier, sans paraître se rendre compte de l’incorrection qu’il commettait, voyez, monsieur, comme le hasard sert souvent la police !
« Je venais chez vous dans l’intention de vous demander à voir les certificats qui vous ont décidé à engager ce malheureux valet de chambre !
« Or, voici que sans vous occasionner le moindre dérangement, je trouve ces certificats dans votre bureau. Vous me permettez, n’est-il pas vrai, de les emporter ?
Drapier était si abasourdi qu’il ne répondait absolument rien.
Juve, cependant, parcourait les fameux certificats si élogieux qui avaient si aisément décidé Mme Drapier à choisir son valet de chambre.
— C’est curieux ! articula-t-il, Alvarez ?… Alvarez Cruisa ?… Voilà un consul du Mexique que j’ai rarement vu figurer dans les annuaires !… Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il habitait, à Paris, une rue ne comportant que quatorze numéros, quinze au maximum, or le certificat indique que son domicile se trouvait au numéro 27 !…
— Ah ! vraiment, vous croyez ? fit dès lors M. Drapier qui, intrigué, se rapprochait de Juve, venait voir le certificat.
Le policier se mit à lire, il regardait l’autre certificat fourni par une certaine baronne de Laverdier.
— La baronne de Laverdier, fit Juve, j’ai connu cela, autrefois, grand nom de l’Empire, famille disparue, si je ne me trompe, avec le décès du fils unique de la baronne, mort dans une maison de fous !
« Il faut décidément tout savoir, lorsqu’on est de la police, n’est-il pas vrai, monsieur Drapier ?
— Monsieur Juve, articula le directeur de la Monnaie, vous commencez à m’inquiéter sérieusement. Je comprends où vous voulez en venir, vos observations ne tendent-elles pas à conclure que ces certificats étaient faux ?
— Je n’affirme rien ! fit Juve, mais à vous parler franchement, ma conviction est faite, ces certificats sont faux, la seule chose intéressante d’ailleurs, c’est de savoir qui les a fabriqués…
— Ce ne peut être que le domestique lui-même, articula Léon Drapier.
— Ce que vous dites semble logique au premier abord, poursuivit Juve, malheureusement l’observation démontre le contraire !
« Je suis un peu graphologie, monsieur Drapier ; à mes moments perdus, j’étudie, comme cela, les écritures. C’est une science à laquelle je crois et je ne suis d’ailleurs pas le seul !
« Or, il ressort de mon examen que ces certificats ont été rédigés par une main féminine, et que la personne qui les a écrits, sans avoir une éducation bien extraordinaire, possède néanmoins une bonne petite instruction…
« Elle ne manque pas d’une certaine ambition – un bon sentiment –, elle aime l’argent, le luxe, elle professe pour tout travail matériel une paresse irréductible… Mais voilà que je m’emballe, monsieur Drapier, sur la graphologie, or, nous sommes ici pour autre chose !
« Mon Dieu, monsieur Drapier, que c’est remarquable d’avoir de l’ordre comme vous en avez ! Les tiroirs de votre bureau sont rangés à merveille ; vous m’excuserez, n’est-il pas vrai, de les fouiller comme s’ils m’appartenaient ? Mais c’est un usage consacré par la loi qui permet aux inspecteurs de la Sûreté de visiter les objets personnels de leurs clients, or j’ai l’honneur de vous compter comme client et même, à ce propos, je solliciterai de votre obligeance une faveur…
Drapier était de plus en plus interloqué par l’attitude de son interlocuteur.
Vraiment, ce Juve était un original, avec qui il ne fallait s’étonner de rien !
— Que va-t-il me demander encore ? songea Drapier.
Or la requête de Juve était si simple que le directeur de la Monnaie en fut presque désappointé.
— Je voudrais avoir, fit Juve, votre carte de visite.