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Les deux femmes en prenaient chacune une, et Paulette, sans rien dire, grattait consciencieusement toute la partie de la viande qui était transformée en charbon.

— Eh ben ? qu’est-ce que t’attends, interrogea-t-elle, Cordon-bleu à la manque, pour bouffer ?

Le cordon-bleu, ou soi-disant tel, déclara :

— C’est tout de même une drôle de place chez vous ; si on m’avait dit comme ça, quand j’ai quitté le pays, que je serais en place chez une patronne qui me fait manger à sa table, et qui m’envoie me promener pendant tout l’après-midi, j’aurions dit que c’était des menteries… et pourtant, c’est ben vrai tout de même !…

Paulette de Valmondois éclata de rire.

Et, imitant l’accent de la Normande, elle reprenait :

— C’est ben vrai tout de même ! Ah ! Fleur-de-Gourde, on voit que tu débarques de ton patelin ; n’empêche que tu vas te dessaler bientôt.

« Vois-tu, moi, quand je suis arrivée de la Bourgogne, c’est pas pour dire, mais j’étais aussi moule que toi. Mais ça n’a pas duré, je sais y faire, et je connais mon métier !…

— Tout de même, fit la Normande d’un air offusqué, c’est pas un métier qui convient à tout le monde d’être une demi-mondaine, il faut en avoir des mauvais instincts.

Subitement, Paulette de Valmondois devint toute rouge.

— Imbécile ! criait-elle, si c’était pas que j’ai pitié de ta bêtise je t’enverrais une carafe en travers de la gueule pour t’apprendre à causer ! Des mauvais instincts !… C’est encore des boniments que t’as entendu dire dans la loge ?…

La Normande, terrifiée, s’excusait :

— Sûr que c’est pas moi qui ai trouvé ça ! C’est la concierge qui dit comme ça qu’à force de recevoir toutes sortes d’hommes chez vous, vous finirez par être damnée !…

— Une imbécile aussi, la concierge ! gronda Paulette. Elle peut toujours chiner, elle prend bien la galette des hommes qui viennent me voir… quand ils lui donnent un pourboire. Et pour ce qui est d’avoir du vice, ma petite, apprends-le, je m’en fiche pas mal de tout le truc et de la suite !… Seulement, voilà : on ne choisit pas ! Tu verras cela plus tard, quand tu seras dégourdie. Il t’arrivera ce qui m’est arrivé et ce qui est arrivé à bien d’autres ; on vient à Paris pour gagner sa vie proprement, on trouve un amoureux qui vous a eu au boniment, qui vous plaque avec un gosse, on est chassée de partout et il faut pourtant que le petiot vive, qu’on paye ses mois de nourrice… Alors, on cherche du travail dans son métier, et comme on a un métier de crève-la-faim on se met la ceinture, jusqu’à ce qu’on rencontre dans la rue, ou ailleurs, un homme plus ou moins riche qui vous fait des propositions. On les accepte, il n’y a que le premier pas qui coûte. Allez ! c’est pesé, vendu, il n’y a qu’une mondaine de plus sur le pavé de Paris ! Ces choses-là arrivent tous les jours, ça n’a pas plus d’importance que cela… Seulement, lorsqu’on y réfléchit ou qu’une imbécile de bonne comme toi vient vous le rappeler, alors ça vous fait monter l’eau salée sous les châsses et le rouge qu’on se met aux lèvres vous rapplique sur le front !

« Allez, Boule-de-Beurre ! finis ta côtelette… Seulement, vois-tu, ça fait rager quand on se demande qui c’est qu’est le plus coupable de la pauvre fille qui crève de faim ou du salaud de bourgeois qui la débauche !…

La Normande était abasourdie. Elle aussi se sentait une furieuse envie de pleurer, car elle entrevoyait ce que pouvait être la misère morale de sa jolie patronne, qui lui semblait si heureuse, dans son peignoir de dentelle et ses bas de soie fins comme une toile d’araignée.

Au bout d’une seconde Paulette de Valmondois reprenait, après avoir sorti du petit sac à main qu’elle avait posé à côté d’elle sur la table un billet de cent francs :

— Tiens, voilà cinq louis, t’iras prendre un mandat tout à l’heure pour le père Martin, afin qu’il ne laisse pas mourir mon gosse sans lui donner à manger !

« Et je ne les ai pas volés, je te prie de croire, avec le vieux sénateur de cette nuit !…

Un coup de sonnette retentissait…

— Va voir qui peut bien venir à cette heure, conseilla la demi-mondaine.

La Normande s’en fut ouvrir, elle revint quelques instants après :

— C’est encore un homme qui demande à vous voir.

Paulette de Valmondois, malgré l’amertume qu’elle avait révélé au cours du déjeuner, semblait avoir repris toute sa gaieté :

— Eh bien, dit-elle, tu vois que ça ne chôme pas, mon commerce !

« Fais-le rentrer dans le boudoir et surtout lui demande pas son nom pour me l’annoncer ; ma clientèle, le plus souvent, tient à rester anonyme !

Quelques instants après, ayant au préalable été jeter un coup d’œil à sa personne, dans la psyché de son cabinet de toilette, Paulette de Valmondois, esquissant le sourire le plus aimable, pénétra dans le petit boudoir où l’attendait quelqu’un qu’elle salua, par habitude, d’un cordial :

— Bonjour, mon vieux !

Mais elle s’arrêta, interdite, en présence d’un personnage qu’elle ne connaissait pas !

— Oh ! Je vous demande pardon ! fit-elle, je croyais que c’était…

Elle ne nomma personne, n’ayant eu d’ailleurs aucune idée sur le visiteur qu’elle pouvait escompter.

L’inconnu cependant se levait lentement du divan sur lequel il s’était assis, puis articula d’une voix nette :

— Permettez-moi de me présenter, mademoiselle…

— Oh ! interrompit Paulette, faut pas que ça vous gêne, moi j’ai l’habitude qu’on ne me dise pas son nom !

« D’ailleurs, je sais pourquoi vous venez, c’est-y pas vous qui me faisiez de l’œil hier soir, quand je soupais place Pigalle ?

L’inconnu réprima un sourire :

— Je vais rarement place Pigalle, mademoiselle, et ce n’est pas moi qui vous ai remarquée, cette nuit ; au surplus je ne viens pas pour ce que vous croyez… Je suis l’inspecteur de la Sûreté Juve !

— Ah zut alors ! fit Paulette, Juve, le copain de Fantômas ?

— Non, mademoiselle ! mais là n’est pas la question. Permettez que je vous interroge rapidement… Vous vous appelez bien…

La demi-mondaine interrompait le policier :

— Paulette de Valmondois !

— Pardon, fit Juve, vous voulez dire Virginie Poucke, née à Saincaize, dans le Morvan ?

— Ah ! vous savez ? fit la jeune femme interloquée, eh bien oui, c’est vrai… Seulement, vous comprenez, pour la clientèle, un nom noble ça fait mieux… C’est pour ça que je leur dis à tous…

— Inutile d’insister ! fit Juve, j’ai compris !

Brusquement le policier sortait de son portefeuille deux documents, des lettres, qu’il mettait sous les yeux de la demi-mondaine.

— Voulez-vous me dire si vous connaissez cette écriture ?

Paulette considéra les papiers, puis elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Ma foi, non ! fit-elle en hésitant.

Mais le regard fixe de Juve l’impressionnait.

— Eh bien si ! déclarait-elle toute tremblante, c’est moi qui ai écrit ces certificats.

— Vous le reconnaissez ?

— Je le reconnais.

— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé il y a quarante-huit heures ?

— À quel propos, monsieur ?

— Au sujet de l’assassinat du valet de chambre Firmain, trouvé mort dans l’appartement de M. Léon Drapier.

Paulette devenait livide.

— C’est-à-dire, fit-elle, que j’ai lu dans un journal quelque chose comme ça.

« Un domestique du nom de Firmain a été trouvé mort chez un M. D…, c’est ça ?

Elle s’interrompit un instant.

— Ah mon Dieu ! je comprends maintenant. D…, ça voulait dire Drapier ?… Et le domestique que l’on appelait Firmain, c’est…

— C’est celui, continua Juve, que vous désignez dans ces faux certificats.