Léon Drapier demeurait immobile pendant près de cinq minutes dans la chambre à coucher, n’osant même pas respirer tant il avait peur.
Que s’était-il passé ?
Il voulait savoir, et cependant n’osait pas !
Il redoutait quelque nouveau drame, quelque effroyable complication.
Enfin, n’entendant rien, il s’avança et, lentement, après avoir traversé le boudoir vide, il pénétra dans la salle à manger. Un spectacle horrible s’offrait à sa vue.
Tombée à la renverse sur le plancher, Paulette de Valmondois gisait, toute couverte de sang !
Un revolver était à côté d’elle, et c’était tout. Il n’y avait personne d’autre ; mais la porte donnant sur l’antichambre était entrouverte, celle du palier n’était pas fermée. En l’espace d’une seconde, Léon Drapier comprit qu’un malfaiteur venait de s’enfuir ou alors que, peut-être, c’était Paulette de Valmondois qui s’était elle-même tiré ce coup de revolver, désespérée par les propos que venait de lui tenir son amant.
Léon Drapier ne s’arrêtait point à la première hypothèse.
Il ne songeait plus au cri qu’il avait entendu, à la menace proférée par cette voix mystérieuse qui avait articulé le nom de Fantômas !
Il ne considérait qu’une chose…
C’est que sa maîtresse agonisait sur le plancher, à côté d’un revolver, et qu’assurément un nouveau scandale allait éclater.
— Ma tante !… ma femme !… mon héritage !… pensa Léon Drapier.
En l’espace d’une seconde, il vit son existence mise à jour dans les journaux, son adultère connu de tous, sa femme rompant avec lui, et sa tante le rayant, à tout jamais, de son testament. Non, non ! il fallait qu’à aucun prix on ne sût ce qui s’était passé, et qu’il se trouvait chez Paulette de Valmondois au moment où celle-ci se donnait la mort…
Égoïstement, lâchement, Léon Drapier se disait :
— Elle va mourir ! c’est certain ! Peut-être est-elle déjà morte ; elle ne dira rien ! rien !
Alors, enjambant le corps inerte de la malheureuse, relevant le col de son pardessus pour dissimuler son visage en enfonçant son chapeau sur ses yeux, Léon Drapier, à pas de loup, quitta le tragique appartement dans lequel venait de se jouer un drame aussi inattendu qu’extraordinaire !
VII
Suicide ou assassinat
Le long de la Seine, un homme marchait. Il fumait une cigarette, puis, l’ayant consumée à moitié, il la jetait, mais en allumait une autre aussitôt après, avec des gestes nerveux qui trahissaient incontestablement de sa part une émotion singulière.
Ce homme-là, cependant, était, de par sa profession, obligé à conserver sans cesse son sang-froid et accoutumé aux complications les plus extraordinaires. Certainement, au premier abord, on pouvait être étonné de le voir agité.
Cet homme, en effet, n’était autre que Juve.
Le célèbre inspecteur de la Sûreté avait, trois heures auparavant, quitté le domicile de Paulette de Valmondois. Après sa rapide visite à la demi-mondaine, il s’était confirmé dans cette hypothèse qu’assurément l’amant de la jeune femme n’était pas et ne pouvait pas être coupable de l’assassinat du valet de chambre Firmain.
Sans s’en douter, au cours de son interrogatoire, Paulette de Valmondois avait fourni à Juve un argument très probant en faveur de l’innocence de son amant.
Pour que Léon Drapier ne fût point suspect, il s’agissait en effet de démontrer qu’il avait passé la nuit entière, la nuit du crime, hors de son domicile.
Sa déclaration cependant pouvait ne pas être prise en considération, la justice pouvait également suspecter sa maîtresse d’une certaine complicité et ne croire qu’en partie les déclarations de Paulette de Valmondois affirmant que Léon Drapier avait passé la nuit du crime avec elle, si rien n’était venu corroborer cette assertion.
Mais au cours de son interrogatoire, Paulette avait dit à Juve :
— Léon Drapier est descendu confier à la concierge une lettre qu’il s’agissait de mettre à la poste, vu l’urgence.
Et cela avait éclairé d’un jour tout nouveau l’affaire aux yeux du célèbre policier.
— Le voilà bien, l’alibi qui innocente Léon Drapier, s’était dit Juve, à la condition toutefois que la déclaration de Paulette de Valmondois soit bien exacte.
Et Juve avait quitté la demi-mondaine pour s’en aller interroger la concierge qui lui avait confirmé la déposition de sa locataire.
Juve, toutefois, ne s’était pas considéré comme suffisamment édifié encore.
— Ces deux femmes peuvent s’entendre, songeait-il.
Et, pour contrôler leurs déclarations, Juve s’était alors rendu au commissariat de police de la rue de l’Université, il avait consulté le dossier de l’affaire, et il avait fini par y découvrir, au nombre des pièces considérées comme sans importance, la lettre expédiée par Drapier à sa tante Denise.
Or, cette lettre était encore dans son enveloppe, et l’enveloppe portait bien le timbre de la première levée du matin, date coïncidant avec celle du crime.
Juve alors s’était estimé satisfait et renseigné. Mais s’il acquérait la certitude de l’innocence de plus en plus évidente de Léon Drapier, le mystère se compliquait à ses yeux. Le motif du crime, comme la personnalité de l’assassin, cessait de plus en plus de lui apparaître.
— Qui donc, se demandait Juve, peut avoir intérêt à la mort de cet homme ? Comment se fait-il qu’on l’ait assassiné dans le cabinet de travail de son maître ?… Qu’y faisait-il, au surplus, à cette heure avancée de la nuit ? C’est cela que je ne puis comprendre.
Un instant, Juve avait pensé à quelque douloureuse histoire d’amour qui s’achevait en menaces de chantage.
Il s’était demandé si la bourgeoise, Mme Drapier, n’avait pas commis une faute… n’était pas la maîtresse de ce domestique, et si, au cours d’une scène pénible, elle ne s’était pas vue dans l’obligation de frapper cet amant, devenu pour elle un adversaire, un épouvantail.
Et Juve avait haussé les épaules, en se disant :
— Non ! Mme Drapier n’est pas femme à prendre un amant, surtout un tel amant ! Au surplus, il apparaît bien que le crime a été commis, non point par une femme, mais par un homme et même par un homme qui a l’habitude, un homme dont la sûreté, la précision de main dénotent de la façon la plus précise la rigoureuse énergie et la froide cruauté.
Comme on l’avait constaté dans le milieu des inspecteurs de la Sûreté, le meurtre de Firmain était un crime crapuleux, un crime fait par un professionnel…
Juve réfléchissait à toutes ces choses en marchant le long de la Seine, et s’il était ému, troublé, s’il mâchonnait nerveusement sa cigarette, l’allumant, la laissant éteindre, la jetant, la remplaçant par une autre, c’est qu’une idée lancinante obsédait son esprit.
Juve, malgré lui, songeait que chaque fois qu’un crime mystérieux, incompréhensible se produisait, il lui fallait évoquer la sinistre silhouette du Génie du crime, du Maître de l’effroi…
Juve, malgré lui, songeait à Fantômas et se disait que peut-être la vraie piste à suivre était celle qui consisterait à chercher si le bandit n’avait point joué dans toute cette affaire un rôle aussi mystérieux que sanguinaire et féroce.
Mais Juve demeurait quand même perplexe :
— Quand Fantômas assassine, se disait-il, c’est qu’il y trouve un intérêt de vengeance, ou alors un bénéfice pécuniaire. Or rien dans l’existence de la famille Drapier, pas plus que dans celle de Paulette de Valmondois, ne fait prévoir que Fantômas ait eu, à un titre quelconque, à s’occuper d’eux. D’autre part, l’assassinat de ce valet de chambre Firmain n’a été suivi d’aucun vol, d’aucune disparition d’objet de valeur, ou simplement même d’argent. Le meurtrier n’a donc pas tué pour s’emparer de quelque chose… Quel a bien pu être son but ?