Juve arrivait à préciser les données du problème, mais il ne réussissait pas à en découvrir les solutions.
C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva quai des Orfèvres et se dirigea vers le cabinet de M. Havard.
Juve venait là dans l’intention de conférer avec son chef. Un inspecteur qu’il rencontra dans le corridor lui lança non sans émotion :
— Ah ! monsieur Juve ! que n’étiez-vous là voici cinq minutes !
— Cinq minutes ? fit Juve, pourquoi ?…
— Le chef aurait bien voulu vous voir !
— Moi de même, fit Juve. Mais encore, avait-il donc quelque chose d’urgent à me dire ?…
L’inspecteur prenait Juve à part, puis, lorsque ces deux hommes furent en tête à tête, il déclara :
— Monsieur Juve, le chef est parti comme un fou en s’écriant :
— Décidément, cette affaire prend des proportions extraordinaires et il va falloir que je m’en occupe moi-même !
Juve fronça les sourcils.
— Et, demanda-t-il, le chef parlait du crime de la rue de l’Université ?
— Précisément.
— Il y a du nouveau ? demanda Juve.
— Oui, fit encore l’inspecteur. Vous savez, la maîtresse du directeur de la Monnaie, la fille Poucke, dite Paulette de Valmondois ?…
— Oui, fit Juve intrigué, eh bien ?
— Eh bien, articula le policier, elle s’est suicidée.
— Vous plaisantez, cria Juve, je viens de la voir, il y a trois heures de cela !
— Il y à deux heures, fit l’inspecteur que cette personne s’est logée une balle dans la peau. Il y a vingt-cinq minutes que nous sommes prévenus, et c’est pour cela que le chef est parti !
— Où est-il allé ? demanda Juve.
— Rue Blanche, déclara l’inspecteur.
Juve quittait son jeune collègue sans se préoccuper des salutations d’usage, il le lâchait au milieu du corridor et, avec une agilité extraordinaire de la part d’un homme de son âge, Juve bondissait en bas de l’escalier, sautait dans un taxi, arrivait rue Blanche quelques minutes après.
Devant la maison où habitait Paulette de Valmondois était arrêtée une des voitures automobiles des ambulances urbaines.
Naturellement, une foule considérable se pressait autour du véhicule, et l’on attendait avec une curiosité malsaine l’apparition de quelque blessé, quelque malade, quelque moribond qu’assurément on allait transporter de l’intérieur de la maison à la voiture.
Juve, en apercevant le véhicule municipal, ne douta pas un seul instant qu’il ne soit là pour emporter Paulette de Valmondois. Toutefois, le policier laissa échapper un soupir de satisfaction.
— Oh, oh ! se dit-il, voilà qui vaut mieux que ce que je redoutais ! Du moment que les ambulances urbaines sont là, c’est qu’il ne s’agit point d’un cadavre, mais de quelqu’un de vivant encore. Espérons que Paulette s’est manquée, puisqu’il y a suicide, et que nous ne tarderons pas à connaître les motifs de cette décision désespérée qu’elle aurait prise !…
Juve fendait la foule, pénétrait à l’intérieur de la maison dont deux agents de police interceptaient l’accès.
Avant de monter à l’appartement de Paulette de Valmondois, il s’introduisit dans la loge de la concierge, où se tenait, semblait-il, un mystérieux conciliabule.
La concierge le connaissait, et Juve lui fit signe de ne point le nommer.
Il y avait dans la loge quelqu’un qui pleurait à chaudes larmes, et que Juve reconnut aussitôt : c’était la petite bonne normande de Paulette de Valmondois.
Elle était si bouleversée qu’en voyant Juve elle ne reconnut point le personnage qui, quelques heures auparavant, était venu rendre visite à sa maîtresse.
La petite bonne, au surplus, était légèrement grise. Depuis près de trois quarts d’heure, sous prétexte de lui remonter le cœur, on lui faisait absorber vulnéraire sur vulnéraire, et à un abattement occasionné par la violence de l’alcool absorbé succédait une nervosité fébrile et un besoin de parler sans discontinuer, qui d’ailleurs ne déplaisait pas à Juve.
Le policier s’était assis dans un coin de la loge, comme un camarade, comme un familier de la maison.
Et il faisait signe à la concierge de continuer à laisser parler la petite bonne. Juve escomptait, en effet, qu’au cours des nombreuses paroles qu’elle proférait sans suite, la Normande finirait bien par dire quelque chose qui aurait quelque intérêt pour le policier.
La Normande geignait :
— Qui c’est qu’aurait dit ça tout d’même, quand j’étions en train d’manger du saucisson avec ma patronne, pas plus tard que ce midi, qu’elle allait s’périr deux heures après !… Mais voilà ! on n’sait jamais c’qui se passe chez les uns comme chez les autres ! Comme elle me l’expliquions, c’est point parce qu’elle rigolait qu’elle était heureuse, p’tête ben que c’était le contraire… Enfin, les choses ont mal tourné, puisque la v’là quasiment morte à c’te heure !… Tout d’même ça m’fait de la peine !… J’oublierai jamais ça !… Quand j’suis rentrée dans le boudoir, et que j’l’ai trouvée saignant comme un veau, blanche comme la nappe et pas capable de dire trois paroles !… Ah ! j’en ai eu les sangs tout retournés. Quand j’ai trouvé le pistolet à côté d’elle, même que j’osais pas y toucher rapport à c’que j’avais peur que ce machin-là me parte dans les mains… C’est curieux, s’interrompait la petite Normande, comme j’ai soif !…
— Encore un vulnéraire ? proposa la concierge.
— Non ! fit la jeune bonne. La carafe d’eau, s’y vous plaît, madame la concierge.
Et elle ajoutait en soupirant :
— Ah ! si seulement j’avions une bolée de cidre !…
Juve, qui avait écouté attentivement les propos désordonnés de la petite bonne, se hasardait à l’interroger prudemment, ne voulant pas se faire connaître.
— Probable qu’elle avait des chagrins d’amour, votre maîtresse, et que c’est pour cela qu’elle a cherché à se tuer !…
La Normande haussait les épaules.
— Oh ! des chagrins, je ne crois pas ! Pour ce qui est de l’amour qui fait pleurer, elle s’en moquait bien, ma patronne ! Je crois plutôt que ça doit être un de ces hommes qui sont venus, cet après-midi, qui lui a cherché des raisons… Quand on en a plusieurs à la fois, ça ne rate jamais !… La patronne me l’a dit bien souvent : plusieurs hommes ensemble autour d’une femme, les hommes se disputeront toujours !… Or, justement qu’il en est venu trois aujourd’hui !
— Trois ? interrompit Juve. Je croyais qu’il n’en était venu que deux ?
— Ma foi, fit la petite bonne, je me trompe peut-être !…
Elle réfléchit une seconde, avala un grand verre d’eau, puis, ayant passé la main sur sa poitrine pour justifier que cette absorption lui faisait du bien, elle reprit :
— Non, je ne me fiche pas dedans, c’est bien trois hommes qui sont venus. L’premier ce d’vait être un assez drôle de type : il était pas mal habillé à c’qui m’a semblé, pas très vieux mais pas très jeune, car ses cheveux grisonnaient. J’ai guère remarqué sa figure, mais j’crois bien qu’il n’avait pas de barbe ! Peut-être que c’est un domestique aussi, lui, ou alors un acteur. Il est ben resté vingt minutes avec la patronne, puis il s’est débiné sans faire de tapage.
Juve dissimula un sourire, il se reconnaissait à ce signalement ; il questionna d’un air indifférent :
— Y en a donc qui font du tapage, chez votre patronne ?
— C’est probable ! rétorqua la bonne, vous pensez bien que dans son commerce, ça ne va pas toujours tout seul !… Y en a qui trouvent qu’elle demande trop cher… Y en a qui sont plus exigeants que les autres… J’ai r’marqué ça bien souvent, quand c’est pas eux qui la disputent, c’est elle qui fait des chichis…