— Ah ! ah ! déclara Juve, et alors qu’est-ce que vous faites, vous, pendant ce temps-là ?
— Oh moi ! fit la bonne en se carrant dans le fauteuil que lui avait aimablement offert là concierge, moi je ne m’en occupe pas ! Je m’enferme dans la cuisine, et je surveille le fricot. D’ailleurs, j’aime pas m’occuper des affaires des autres !… J’ai été bien contente tout à l’heure, lorsque le vieux birbe de la police s’est amené dans l’appartement et m’a dit : « Vous, la bonne, foutez le camp ! »
À cette déclaration, Juve comprenait que M. Havard était, à l’heure actuelle, dans l’appartement de la demi-mondaine. Il reconnaissait son chef et ses habitudes, et Juve ne pouvait s’empêcher de hausser les épaules.
M. Havard procédait tout à fait à l’inverse de lui.
Lorsqu’il faisait une enquête, il commençait par écarter tous les gens susceptibles de lui fournir des renseignements. Ceci, disait-il, afin de ne pas se laisser influencer.
Juve, au contraire, aimait à bavarder avec tout le monde, et n’arrivait d’ordinaire sur le lieu même du drame qu’après s’être documenté de toutes les façons possibles et imaginables.
Juve avait recommencé à faire parler la petite Normande.
— Alors, demanda-t-il, il en est venu un autre après ce monsieur à la figure rasée ?
— Un autre, oui, fit la Normande, deux autres même ! Tout d’abord, le premier homme, je ne l’connaissais pas. Il n’était jamais venu chez nous, et pourtant il avait l’air de très bien connaître la maison. Mais, pour un mal poli, c’est un mal poli ! Il avait son chapeau sur la tête, enfoncé sur ses yeux. C’est un frileux aussi ; bien qu’il ne fasse pas froid, le col de son paletot était relevé jusqu’à son nez ! Maintenant encore, p’t’êt’ben que c’était un homme marié !… Tout le monde sait que les hommes mariés, ça se cache pour entrer chez les cocottes… C’t’homme-là, j’l’ai mis dans l’boudoir, et j’ai bien fait, car, dix minutes après peut-être, c’était l’ami de madame qui s’amenait. C’était l’ami sérieux, celui qui paie le terme, et que connaît madame la concierge, Léon Drapier, comme on dit qu’il s’appelle. C’est alors qu’il s’est passé quelque chose que j’ai pas pu comprendre !…
La petite bonne s’interrompit pour avaler une gorgée et reprit :
— On s’est disputé, la patronne et l’homme… ou les hommes… mais j’crois ben qu’elle s’est surtout engueulée, sauf votre respect, avec son amant Léon Drapier. C’est d’ailleurs lui qui criait le plus fort !… Tout d’un coup, silence… puis, pan ! un coup de revolver !… J’étais en train de récurer les casseroles, je m’dis : c’est pas possible ! On dirait un coup de fusil !…
« J’entends plus rien, je continue à m’occuper de ma cuisine. À un moment donné, je r’commence à entendre un bruit de pas précipités dans l’entrée, j’vais voir, et j’aperçois Léon Drapier qui se sauve de l’appartement… Alors j’m’amène en douce, histoire d’aller bavarder avec la patronne ; c’est là que je l’ai trouvée par terre, trempée dans son sang.
— Mais, l’autre homme ? fit Juve.
— Lequel ? demanda la bonne.
— Celui qui est entré en second lieu ! précisa le policier, le mal poli, comme vous dites, qui avait son chapeau sur la tête et le col de son pardessus relevé. Qu’est-il donc devenu ?
La Normande demeurait interdite.
— C’est rigolo tout de même ! fit-elle. Eh bien, pour tout vous dire, j’avais complètement oublié celui-là. J’ai plus pensé du tout à ce qu’il a pu devenir !…
Juve questionna :
— N’est-il pas sorti de l’appartement avant l’arrivée de Léon Drapier ?
— Oh pour ça, non ! fit la bonne, car j’ai quitté l’entrée…
— Ensuite, l’avez-vous vu ?
— Mais non, je ne l’ai point vu ! Et c’est ça le plus extraordinaire, car, j’en jurerais sur la tête de ma mère, lorsque ma pauvre patronne a été retrouvée par moi, elle était seule dans son appartement, et, à moins que je n’aie la berlue, je croirais plutôt alors que ce type-là s’est débiné par la fenêtre ou par la cheminée… Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Naïvement, la petite bonne normande formulait à Juve la question que depuis quelques instants le policier se posait à lui-même.
Il était assez perplexe, étonné de ce qu’il venait d’entendre ; toutefois les choses commençaient à se préciser dans son esprit. Il lui apparaissait désormais évident, certain, que trois hommes étaient venus successivement voir Paulette de Valmondois.
Le premier c’était lui, le dernier Léon Drapier. Quand au second, le mal poli, comme disait la bonne, l’homme au visage dissimulé par son collet de manteau et son chapeau, celui qu’on n’avait point vu sortir de l’appartement, c’était l’inconnu, c’était le mystère…
— Ce que j’en pense ? répondit Juve, mais pas grand chose, ma petite. Ce que je vous en ai dit, c’est histoire de bavarder.
La Normande était enchantée de l’importance qu’elle prenait dans l’aventure. Elle avait encore soif, mais cette fois elle demanda à la concierge :
— Encore du vulnéraire !
Elle y prenait goût décidément. Juve la considéra d’un œil de pitié.
— Pauvre petite gamine ! pensa-t-il. Encore une qui aurait bien mieux fait de garder ses vaches dans sa campagne que de venir à Paris où elle se perdra, tôt ou tard.
Juve, cependant quittait la loge, non sans avoir, comme on dit vulgairement, graissé la patte à la concierge pour la féliciter de la façon adroite dont elle s’était comportée pendant cet interrogatoire que Juve faisait clandestinement subir à la Normande.
Le policier se disposait à monter désormais à l’appartement de Paulette, mais à peine était-il engagé dans l’escalier qu’il dut reculer.
Des hommes descendaient lentement, portant une civière qu’ils avaient grand-peine à faire passer dans les tournants brusques de l’escalier.
Juve recula, se dissimula dans un angle du vestibule ; la civière passa devant lui.
Le policier eut tout le temps d’observer la malheureuse qui se trouvait sur ce lit de douleur.
C’est à peine s’il reconnaissait la séduisante jeune femme qu’il avait vue, quelques heures auparavant, si coquettement attifée, si gracieuse dans son déshabillé d’intérieur.
Ses joues fraîches n’avaient plus leur coloration rose et veloutée. Ses yeux pétillants étaient clos, les paupières s’étaient abaissées, dissimulant l’éclat des prunelles, et lorsque l’une d’elles s’entrouvrait, elle laissait filtrer un regard vitreux, sans expression.
Ses lèvres étaient toutes pâles, et les cheveux de la malheureuse, au lieu d’être savamment ébouriffés sur ses tempes, étaient tirés en arrière, nattés par les soins d’une infirmière. Son front apparaissait bas et fuyant, complètement dénudé.
Étendu sur la civière, le joli corps de Paulette de Valmondois semblait n’être plus qu’une loque informe, sans consistance et sans grâce.
Un vague gémissement ininterrompu partait de cette dépouille que la plupart des assistants s’accordaient à considérer comme une dépouille mortelle.
— Elle n’est pas encore décédée, chuchotaient les commères qui surgissaient de tous les côtés, mais elle n’en vaut guère mieux !
— Une balle de revolver dans la poitrine, ça ne pardonne pas !
On avait jeté sur la malheureuse une sorte de grand drap qui ressemblait à un suaire. Elle était à demi-nue sous ce drap.
Au moment où la civière passait devant Juve, celui-ci s’approcha de la blessée et voulut soulever ce drap afin de voir la plaie, mais l’une des deux infirmières qui étaient là l’en empêcha brusquement.