IX
Innocentement
La matinée s’annonçait fort belle. Bien qu’il trainât un peu de brouillard à ras de terre, on devinait le ciel bleu, très pur, et tout éblouissant de soleil matinal.
Les berges avaient un air de fête et, dans l’atmosphère de la matinée, tout apparaissait avec un air de neuf, de pimpant, de guilleret, qui eût suffi à disposer à la gaieté les esprits les plus moroses.
Comme un fleuve d’argent, la Seine, qui cependant ne peut prétendre à rouler des flots purs, coulait paisiblement dans l’admirable décor de la Cité, ce décor naturel qui semble cependant, tant il est merveilleux, avoir été composé par quelque artiste de talent.
À droite, on apercevait la masse sombre du Louvre, sa façade merveilleuse, ses colonnades à la fois puissantes et légères ; à gauche, trapu, ramassé en force, l’institut paraissait quelque géant accroupi prêt à happer les passants assez téméraires pour s’engager sur le pont des Arts.
Puis c’était, à la file, dans le pittoresque désordre de leurs casiers ouverts, la théorie des bouquinistes que les passants, les uns après les autres, interrogeaient, marchandaient, et qui, finalement, avaient toujours gain de cause.
Il était à peine huit heures du matin. C’était encore dans les rues un va-et-vient affairé, des écoliers se rendant aux classes, des apprentis se hâtant vers l’atelier, des ouvriers, beaucoup moins pressés, semblait-il, se dirigeant vers leur travail, en fumant tranquillement quelques cigarettes dont la bleuâtre fumée montait en spirale dans l’air pur.
De temps à autre, le cri d’un remorqueur, strident, prolongé, retentissait, on voyait une file de péniches aux ventres rebondis, aux flancs combles de matériaux, s’avancer majestueusement et, dans un tourbillon d’écume, franchir les arches des ponts où la Seine se resserrait avec peine.
À ce moment, une sirène poussa un lugubre hurlement.
Et c’était immédiatement, sur les quais, la galopade rapide d’une foule d’ouvriers qui, les uns après les autres, se hâtaient vers un bâtiment sombre que les passants regardaient avec un air d’intérêt. On entendait des exclamations joyeuses :
— Vite, mon vieux, cavale !…
— Encore une journée où l’on ne va pas s’amuser. Le singe est d’une humeur de chien !
On s’appelait encore de groupe en groupe, on se souhaitait le bonjour.
— C’est toi, Émile ? comment ça va, ma vieille ?
Et tout ce flot d’ouvriers s’engouffrait sous la porte basse avec de véritables tourbillons qui rappelaient la lutte du fleuve sous les ponts, cependant qu’un concierge, un « pointeau », disaient les ouvriers, se promenait sur le trottoir, agitant un trousseau de clefs et prêt à refermer inexorablement la porte au nez des derniers retardataires lorsque le second coup de sirène aurait retenti.
Quels étaient ces ouvriers, quelle était l’usine où ils s’empressaient ainsi ?
L’usine était vraiment spéciale et les travaux qu’on y effectuait pouvaient à bon droit mériter la visite des quelques rares privilégiés qui, chaque année, obtenaient d’y pénétrer.
Il s’agissait de la Monnaie, et les ouvriers étaient tout simplement les monnayeurs, ceux-là qui s’occupent à fondre, à frapper, à polir les pièces d’or et d’argent qui servent de façon si terrible à causer le bonheur ou le malheur des humains.
La petite porte de la rue une fois franchie, les ouvriers arrivaient dans un long couloir séparé dans le sens de la largeur par trois longues barrières dans lesquelles ils prenaient la file. À droite, allaient les fondeurs ; au milieu, se plaçaient les frappeurs ; la dernière série comprenait les compteurs, les pareurs et les expéditeurs.
Ceux-là entraient directement dans leur atelier, et pouvaient se mettre immédiatement au travail. Ils n’avaient à manier que des pièces faites, finies en quelque sorte, et les précautions de sûreté prises à leur endroit n’étaient pas énormes. Au surplus, pour assurer une honnêteté d’ailleurs proverbiale dans le personnel, il suffisait évidemment de compter les pièces d’or fabriquées et par conséquent les erreurs, les vols pour tout dire, n’étaient pas à craindre.
Il en était en revanche tout autrement pour les ouvriers appelés à travailler dans les ateliers de fabrication.
Ceux-là, en raison même de la nature de leur besogne, étaient astreints à des précautions véritablement minutieuses et qu’un profane peut croire exagérées.
Un contremaître de service, en effet, les conduisait immédiatement à de vastes vestiaires, où ils devaient abandonner leurs vêtements pour revêtir un uniforme sévèrement combiné par l’administration.
Il s’agissait d’une sorte de grande blouse faite d’alpaga, une étoffe sèche qui ne retenait pas la poussière. La blouse était serrée aux manches, aux chevilles, au cou, par de puissants élastiques qui garantissaient qu’elle fermait hermétiquement.
Les hommes, enfin, enfonçaient sur leurs cheveux une sorte de calotte noire qui, elle aussi, les serrait au visage étroitement.
Pourquoi prenait-on toutes ces précautions et dans quel but imposait-on cet uniforme ?
Qui eût suivi ces ouvriers s’en fût facilement rendu compte.
En sortant des vestiaires, ils se rendaient, en effet, dans les ateliers de travail, et là c’était un éblouissement, un extraordinaire spectacle, une féerie qui ne pouvait manquer de surprendre et d’halluciner en même temps.
Dans les ateliers de la Monnaie, tout semblait en réalité être en or, et le précieux, le terrible métal se devinait partout.
On s’occupait, en effet, d’une importante frappe de pièces de vingt francs qui devaient être, un peu plus tard, mises en circulation. La Monnaie était donc en pleine période de travail, et l’on y manipulait chaque jour de l’or pour des sommes véritablement fabuleuses.
Or, au cours des différentes manœuvres de fabrication, au cours de l’estampage, du rognage, l’or semblait se pulvériser en une chaude poussière, d’une invraisemblable finesse.
Tout se trouvait dès lors poudré d’or. Tout disparaissait sous une couche jaune et, fort peu de temps après la mise en marche des machines, les ouvriers eux-mêmes, vêtus de leurs grandes blouses, étaient rutilants, comme dorés, ou comme saupoudrés de la précieuse poudre.
Il y avait naturellement des fortunes véritables qui flottaient ainsi dans l’air. L’État ne pouvait admettre que ces fortunes fussent perdues, et c’est pourquoi des précautions spéciales étaient prises. Les ouvriers étaient astreints à changer de vêtements ; de plus, ils devaient, en quittant l’atelier, se débarbouiller dans des eaux que l’on épurait ensuite et, de la sorte, aucune parcelle, si petite fût-elle, de la précieuse matière ne se trouvait égarée.
Dans les ateliers, cependant, nul parmi les travailleurs de l’or ne prêtait plus attention à la féerie merveilleuse de cette richesse à la disposition de tous. Les ouvriers étaient blasés. Ils avaient si bien l’habitude de manipuler ainsi dédaigneusement cet or, qui servait cependant à leur payer chaque mois de chiches appointements, qu’ils trouvaient la chose naturelle. L’or n’était plus, en effet, pour eux qu’une sorte de matière première comparable à n’importe quel autre métal et qu’ils façonnaient avec indifférence, sans en éprouver le moindre vertige, sans en ressentir la moindre convoitise.
Ils se prêtaient, toutefois, volontiers aux précautions nécessaires pour éviter la perte de la poussière d’or, ils étaient eux-mêmes soigneux, et cela faisait que les ateliers de la Monnaie, somptueusement installés, pourvus de machines merveilleuses, semblaient en réalité, dès l’ouverture du travail, une grande ruche laborieuse où des abeilles poudrées d’or s’affairaient en silence.