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La fabrication de la monnaie est un véritable travail d’art. Pour assurer l’exactitude des pièces, leur triage rigoureux, leur poids toujours égal, les plus grandes précautions sont prises. Des ingénieurs vont et viennent, jetant partout le coup d’œil du maître. Les machines spéciales sont l’objet de soins attentifs, et il n’est pas un détail, si petit soit-il, de la manutention qui ne fasse, chaque mois, l’objet d’une étude, d’un rapport particulier.

Dans ces ateliers d’un caractère tout spécial, cependant, une certaine émotion se manifestait ce matin-là, une heure après le commencement du travail. Deux ouvriers, deux frappeurs, qui surveillaient la marche d’un grand flanc chargé d’estamper les pièces de vingt francs, échangeaient des coups d’œil surpris.

— Qu’est-ce que c’est que ce monsieur qui s’balade ?

— Sais pas ! L’inspecteur principal l’a vu ?

— Non, il ne lui a pas encore parlé !

L’inspecteur principal de la Monnaie, M. Davout, était en réalité spécialement attaché à veiller au bon ordre, à la parfaite tenue de l’atelier. Comme les deux ouvriers échangeaient ces propos, il apparut précisément, brusquement sorti d’un petit bureau aux cloisons de verre installé au centre de l’atelier de la frappe.

M. Davout, à grands pas, se précipitait vers un personnage vêtu de noir, coiffé d’un melon, qui, les mains dans les poches, tranquillement, allait et venait, s’arrêtant devant les machines, et les regardant avec intérêt.

M. Davout eut un petit sourire, un salut courtois et s’informa :

— Pardon, monsieur, mais à qui ai-je l’honneur de parler ? Que faites-vous ici ?

Le monsieur vêtu de noir répondait au salut de M. Davout par une révérence non moins polie et ripostait d’un ton tranquille :

— Mon Dieu, monsieur, mon nom ne vous apprendrait rien, j’attends tout simplement monsieur le directeur et, en l’attendant, je me promène…

Cette réponse eut le don de stupéfier littéralement l’honnête inspecteur général.

Il y avait vingt ans, en effet, qu’il était à la Monnaie, qu’il y occupait ses fonctions, et jamais encore il ne lui avait été donné d’entendre une phrase si parfaitement ahurissante à ses yeux.

— Vous vous promenez ?… reprit-il.

Et il disait cela d’un ton qui marquait sa stupéfaction.

L’autre, cependant, continuait, toujours fort calme, et ne paraissait pas s’apercevoir de l’énormité de ses paroles.

— Je n’étais encore jamais venu ici. Vraiment, c’est très amusant de voir fabriquer la monnaie… Dites-moi, ces machines…

Il fut interrompu dans sa phrase par M. Davout. Celui-ci, en effet, muet de surprise tout d’abord, commençait désormais à retrouver son sang-froid. Il reprenait l’usage de la parole pour prononcer immédiatement :

— Monsieur, je regrette d’être obligé de vous avertir, mais cet atelier est rigoureusement interdit au public. Si vous attendez M. le directeur, il faut l’attendre dans son salon, mais pas ici. Voulez-vous me permettre de vous reconduire ?

Le personnage s’excusait d’un geste :

— Oh ! monsieur, faisait-il, ne vous donnez pas cette peine, je ne croyais pas que cet atelier était interdit au public, sans quoi…

Et, saluant M. Davout, il s’éloignait, cependant que l’inspecteur général, qui était fort aimé du personnel, se retournait vers les deux frappeurs et échangeait avec eux une remarque amusée :

— Eh bien, faisait-il, elle n’est tout de même pas ordinaire, cette affaire-là ! Voilà maintenant qu’on entre ici comme au moulin, et ce monsieur qui ne s’imaginait pas que l’atelier était interdit au public !… En vérité, c’est inimaginable… Je parierais que, sans s’en douter, il emporte au moins pour trois francs d’or dans la poussière de son pardessus.

Les ouvriers haussaient les épaules, n’attachant pas grande importance à l’incident. M. Davout continuait à tempêter quelque peu, puis regagnait son bureau de verre.

Or, comme l’inspecteur général allait reprendre place à sa table de travail et vérifier un document officiel dont on venait de lui annoncer la promulgation récente, il entendait ou croyait entendre quelques murmures de voix dans un atelier tout voisin, l’atelier des rogneurs.

— Ah ça, qu’est-ce qui se passe là ? dit M. Davout.

Et traversant l’atelier de la frappe, il entra chez les rogneurs.

Il y entra tout juste pour apercevoir le contremaître, un homme sérieux, posé, duquel, dans l’administration on faisait le plus grand cas, qui s’entretenait avec un monsieur en civil que, du premier coup d’œil, M. Davout reconnut être le visiteur qu’il venait d’expulser de l’atelier de la frappe.

M. Davout n’avança pas, se tint coi et prêta l’oreille.

— Mais, monsieur, protestait à ce moment le contremaître, l’atelier n’est pas public, que diable !… Comment se fait-il que vous soyez là ? D’où venez-vous ?

Le contremaître ne paraissait pas content, il interrogeait d’un ton un peu nerveux. M. Davout s’abstint encore plus soigneusement de paraître.

L’étranger s’excusait d’ailleurs avec une parfaite bonne grâce.

— Oh, pardonnez-moi, faisait-il, décidément, je ne commets que des erreurs. Précisément, je viens de l’atelier de la frappe, d’où l’on m’a également prié de me retirer. J’attends M. le directeur, je voulais regagner son antichambre, c’est en me trompant de chemin que je suis entré ici. C’est par ici, n’est-ce pas, qu’il faut passer ?

L’étranger faisait trois pas en avant, poussait une porte, mais s’arrêtait net, poursuivi par les exclamations furieuses du contremaître.

— Mais, ce n’est pas par là, monsieur ! criait en effet l’ouvrier. Vous vous trompez absolument de chemin. Vous entrez maintenant aux réserves d’or…

L’homme tourna sur lui-même et revint sur ses pas en riant.

— Allons ! faisait-il d’un ton bonhomme, il est dit que j’entrerai partout, ici !

Et, apercevant cette fois M. Davout qui le surveillait de loin, il s’excusait encore :

— Je ne peux pas retrouver mon chemin, figurez-vous.

— Je vais vous conduire, répliqua M. Davout.

L’inspecteur général, très froid, très net, ouvrit immédiatement une porte et fit passer devant lui l’extraordinaire visiteur.

— Venez, disait-il. Vous voyez que c’est excessivement simple. Vous êtes ici dans l’antichambre même de M. le directeur. L’huissier va revenir dans un instant, il vous introduira, vous n’avez qu’à vous asseoir ici en l’attendant et à rester bien tranquille.

— Merci, monsieur.

Le visiteur avait l’air de comprendre qu’on lui donnait ces conseils un peu à la façon dont on formule un ton impératif. Il répondait d’un ton sec, vexé lui-même sans doute. M. Davout n’insista pas, salua et se retira.

Une seconde plus tard, d’ailleurs, l’huissier réapparaissait dans la pièce. Il levait les bras au ciel en apercevant le visiteur, il remarquait familièrement :

— Ah, bien, qu’est-ce que vous étiez donc devenu ? Justement, je vous cherchais dans la galerie. Monsieur le directeur vous attend.

Le serviteur ouvrait une porte rembourrée, conduisait jusqu’à l’entrée d’un grand cabinet de travail le fâcheux curieux.

— Monsieur Mix ! annonçait-il d’une voix de stentor.

Et c’était en effet Mix, le policier qui avait offert ses services à Léon Drapier, qui venait voir le directeur de la Monnaie.

Celui-ci cependant s’était levé et accourait au-devant de son visiteur.

Léon Drapier était très pâle. Il avait la mine d’un homme qui, depuis quelques jours, se fait effroyablement du mauvais sang et balance entre les partis les plus désespérés.