Juve n’avait pas été trop surpris d’apprendre, quelque temps auparavant, qu’aux charges qui pesaient déjà contre Léon Drapier de nouvelles charges s’étaient encore ajoutées. L’histoire des louis d’or antidatés, de ces louis d’or qui auraient dû, plus d’un an encore, dormir dans les caves de la Monnaie et qui, cependant, se trouvaient en circulation, l’étonnait à peine.
— Diable de diable ! pestait alors Juve. Tout s’enchaîne, tout s’accumule, tout semble s’ajouter pour arriver à charger ce Léon Drapier !… Ce n’était pas assez de deux crimes, voilà maintenant qu’il s’agit d’affaires peu propres, concernant ses fonctions de directeur de la Monnaie ! Allons, à force de s’embrouiller, cette histoire-là finira par s’éclaircir !
Et Juve, qui pestait en réalité de n’avoir pu s’embarquer pour aller au Chili chercher Hélène, commençait à se prendre malgré lui d’intérêt pour une enquête qui chaque jour devenait plus difficile, qui paraissait même devoir être désormais complexe et mystérieuse au possible.
— On verra ! On verra ! se disait Juve.
Et c’était fort de cet optimisme, persuadé que la lumière se ferait, que Juve venait de se montrer si affirmatif devant le ministre en déclarant que Mon-Gnasse et la Puce avoueraient à bref délai.
— Avant tout, songeait-il, il faut gagner du temps. Que diable ! Ce n’est pas Léon Drapier qui livre des louis d’or antidatés à ces deux apaches !… C’est un autre individu. Qui, par exemple ? Je n’en sais rien, mais j’arriverai à le trouver !
Juve, ayant quitté la préfecture, se rendait en hâte au Palais de Justice où il gagnait les couloirs d’instruction, voulant assister à l’enquête qu’un magistrat continuait à mener relativement aux affaires criminelles dans lesquelles s’était trouvé compromis le nom de Léon Drapier.
Juve arriva en retard, mais il n’eut pas à le regretter.
Comme le greffier lui passait en effet, sur un signe du juge, les feuillets qu’il venait de noircir et sur lesquels étaient consignées les questions du magistrat et les réponses qu’avaient faites les différents témoins entendus, Juve arrivait très vite à se faire une conviction. Cette conviction se résumait en ceci :
— L’enquête patauge, estimait Juve. Elle patauge terriblement. On ne trouve rien, on ne découvre pas davantage, et ce serait la bouteille à l’encre si le hasard ne fournissait pas un bouc émissaire dans la personne de Léon Drapier !
Celui-ci était encore là, répondait encore aux questions plus ou moins insinuantes que le juge d’instruction lui posait avec brusquerie, essayant de l’amener à se couper.
Léon Drapier, naturellement, se défendait avec désespoir. Il trouvait des réponses à tout. Peut-être d’ailleurs perdait-il un peu la tête, car il voulait expliquer l’inexplicable et, lorsque par hasard il restait court, il répétait docilement ce que lui soufflait le policier Mix, peut-être mieux intentionné qu’habilement inspiré.
Juve écouta sans mot dire cette dernière phase de l’enquête. Léon Drapier, à ce moment, s’efforçât d’établir sur le conseil de Mix qu’il y avait fort longtemps qu’il n’était venu voir sa maîtresse. Une telle prétention était inadmissible. Le service du Dr Bertillon, en effet, avait facilement relevé dans l’appartement des empreintes, des traces qui prouvaient tout au contraire que Léon Drapier y venait assez fréquemment.
Le directeur de la Monnaie, pourtant, s’entêtait à nier.
— L’imbécile ! pensa Juve. Et quel maladroit que ce policier Mix !
Mais, naturellement, Juve ne dit mot, ne voulant pas se compromettre, tenant surtout à ne pas heurter de front ce qui semblait être la conviction du magistrat, évidemment de plus en plus persuadé que le coupable n’était autre que le directeur de la Monnaie.
Juve pourtant, à ce moment, devait faire preuve, pour se taire, du plus méritoire des silences, de celui qui consiste à ne rien dire alors que les arguments se pressent en foule dans la pensée, alors que l’on se sent de taille à mener une discussion importante.
Par exemple si Juve se taisait, il ne pouvait s’empêcher de songer. Il s’en empêchait si peu qu’à midi et demi, lorsque enfin Léon Drapier se retirait, Juve avait peine à se retenir tant il avait envie de s’élancer sur Mix.
— L’animal ! jurait-il tout bas. Sans s’en apercevoir, il fait faire gaffe sur gaffe à son client !
Puis Juve souriait, interrogeait sa conscience.
— Après tout, n’était-il pas un peu partial ? Ne se montrait-il pas sévère à l’endroit de Mix surtout parce que celui-ci appartenait non pas à la classe des policiers officiels, mais bien à celle des détectives privés ?
Juve finit par hausser les épaules et se traiter lui-même d’imbécile.
— Allons ! se disait-il en faisant son examen de conscience. Est-ce que, par hasard, je serais atteint de la maladie du fétichisme ? Est-ce que je ne voudrais pas reconnaître qu’il y a d’excellents policiers en dehors de ceux qui sont inscrits sur les livres de la préfecture ?
Juve prit congé du magistrat qui se frottait les mains d’un air satisfait en prononçant des paroles de doute :
— Évidemment, disait Juve sans s’avancer, évidemment, il y a quelque chose de troublant dans toutes ces aventures, et la personnalité de Léon Drapier apparaît un peu inquiétante. Il faut attendre toutefois pour se prononcer.
Juve quitta le Palais de Justice, grimpa à la Sûreté.
Juve ne souriait plus. Il se doutait bien que M. Havard, encore vexé de son intervention de la matinée, le recevrait un peu fraîchement. Juve n’était pas homme, toutefois, à s’embarrasser pour si peu.
M. Havard, quelques instants après, recevait en effet Juve avec une certaine nervosité.
— Eh bien ? demandait le policier, où en sommes-nous, patron ? Est-ce aujourd’hui que l’on conduit Mon-Gnasse et la Puce au Cochon-Gras ?
— C’est aujourd’hui, répondit sobrement M. Havard.
— Tant mieux, très bien, approuva Juve qui se mettait en frais d’amabilité. Plus vite on en finira, et mieux cela vaudra !
— C’est évident, répondit laconiquement M. Havard.
Mais Juve insistait :
— À quelle heure les ferez-vous conduire là-bas ?
M. Havard se mit à écrire une lettre, il répondit en affectant d’être distrait :
— J’ai donné les ordres nécessaires. Mon-Gnasse et la Puce doivent être partis…
Juve fit la grimace.
— Déjà ! à deux heures de l’après-midi ! C’est bien tôt pour aller au Cochon-Gras !
— Non, riposta M. Havard. L’établissement a la clientèle des garçons de l’abattoir de la Villette. Il y a beaucoup de monde entre deux et trois heures.
Juve ne voulut pas, évidemment, engager une controverse sur ce point.
— Bon ! bon ! très bien ; fit-il. D’ailleurs, le rapport de Léon ou de Michel nous renseignera.
Juve parlait en toute sincérité, et sans voir malice à ses paroles. M. Havard, pourtant, dressait la tête d’un air peu satisfait.
— De quel rapport parlez-vous ? demandait-il.
— Mais du rapport qui sera déposé sur cette promenade dans les bouges…
M. Havard s’était remis à écrire. Il remarqua à mi-voix :
— Ah bon, très bien ! J’avais cru que vous parliez de Léon ou de Michel…
— Sans doute, dit Juve avec un peu d’impatience. Je suppose bien que c’est Léon que vous avez envoyé là-bas ?
— Non, dit M. Havard un peu sèchement. J’ai envoyé Nalorgne et Pérouzin.
Juve, cette fois, ne répondit pas. Brusquement, son visage s’était renfrogné, il se mordait les lèvres d’un air très peu satisfait.
Juve, en effet, ne se trompait pas sur l’importance des paroles qui venaient d’être dites. Si M. Havard avait chargé Nalorgne et Pérouzin de l’enquête, c’était évidemment pour infliger un blâme implicite à Juve. Celui-ci avait surtout confiance en Léon et en Michel. On choisissait d’autres hommes que ses préférés, c’était tout simplement pour lui être désagréable.