Juve, toutefois, avait trop bon caractère et se moquait trop parfaitement aussi des petits calculs et des petites jalousies de M. Havard pour attacher la moindre importance à un incident qui n’avait pas de valeur à ses yeux. Il n’eût donc pas relevé la chose s’il n’avait pas considéré que Nalorgne et Pérouzin étaient de parfaits imbéciles et qu’il était plus que dangereux de les charger d’une mission délicate.
Juve ne dit mot, se leva, prit congé de M. Havard et quitta le cabinet du chef de la Sûreté.
Dans le corridor, Juve se mit à courir. Il consultait sa montre, il fronçait les sourcils.
— Deux heures vingt ! murmurait-il. Une demi-heure pour aller là-bas, j’y serais tout juste à trois heures… Sera-t-il encore temps ? Ah ! sapristi, j’ai grand peur qu’il y ait du grabuge, du terrible grabuge !
Et Juve, en grommelant, descendit l’escalier, sortit dans la rue, héla le premier taxi-auto qu’il rencontrait.
— Mon vieux Nalorgne, disait Pérouzin, qui, depuis quelque temps, était un peu moins neurasthénique et voyait la vie en rose, mon vieux Nalorgne, ça, c’est significatif. Du moment qu’on nous choisit pour une mission pareille, c’est qu’on connaît enfin notre mérite, c’est que notre avancement est certain !
Nalorgne, qui, de gai qu’il était, était devenu pessimiste, hocha la tête avec accablement :
— Ou bien, murmurait-il, c’est que la mission est dangereuse et qu’on nous a choisis de préférence à tout autre, pour nous faire casser la figure !…
Les deux agents, à midi et demi, venaient tout juste de recevoir de M. Havard l’ordre d’avoir à conduire au Cochon-Gras, cabaret borgne de la rue de Flandre, le couple Mon-Gnasse et la Puce. Ils avaient d’ailleurs reçu des instructions précises. Ils prendraient un fiacre, ils seraient armés, ils ne quitteraient pas des yeux les prisonniers dont ils avaient la charge et dont ils étaient responsables. Nalorgne veillerait sur Mon-Gnasse et Pérouzin sur la Puce.
— Vous comprenez bien la situation ? avait dit M. Havard, qui ne se trompait pas beaucoup en estimant à zéro l’intelligence de ses sous-ordres. Il faut que ces gars-là puissent avoir l’air d’être libres, mais il faut aussi qu’ils ne puissent pas vous filer entre les doigts !
Nalorgne et Pérouzin avaient naturellement juré qu’ils comprenaient à merveille et qu’aucun danger n’était à craindre.
Dans le secret de leur âme, cependant, ils étaient flattés, mais inquiets. Rentrés chez eux, Nalorgne et Pérouzin se dépêchaient de se grimer. Avec une maladresse d’ailleurs complète, ils tentaient de se faire des têtes d’apache. Si la nature ne les avait pas doués l’un et l’autre de physionomies brutales et repoussantes, ils n’y seraient peut-être pas parvenus. Mais comme en réalité ils marquaient mal d’ordinaire, ils arrivaient à incarner assez bien leur rôle en se contentant de passer des vestes usées, de tourner autour de leur cou des foulards rouges, de se coiffer enfin de casquettes plates comme en portent tous les Remparts de tous les Sébastos du monde.
Ainsi accoutrés, Nalorgne et Pérouzin allaient chercher au Dépôt Mon-Gnasse et la Puce. Ceux-ci, à la vue de leurs nouveaux geôliers, ne cachaient pas leur satisfaction.
— Ah ! mince alors ! clamait Mon-Gnasse. V’là que c’est l’mardi gras à c’t’heure ! Et comment qu’ils dégotent, les frères !…
La Puce avait battu des mains.
— Vrai, déclarait-elle en examinant Nalorgne qui s’efforçât d’avoir l’air à l’aise et paraissait emprunté au possible. Vrai, mon fiston, si t’étais réellement un costaud, c’est pas encore toi que j’prendrais pour m’aider à faire le truc !
Là n’était pas la question. Nalorgne et Pérouzin rappelaient les prisonniers au respect des convenances.
— Taisez-vous, disait Nalorgne. On n’est pas là, mon collègue et moi, pour que vous vous payiez notre portrait !
À quoi la Puce répondait immédiatement :
— D’abord, y aurait rien d’fait, j’en voudrais pas !…
— On est là, continuait Nalorgne en roulant de gros yeux et visant à prendre un air terrible, on est là pour faire son devoir et pour vous forcer à réfléchir ! Il s’agit de nous conduire, paraît-il, au Cochon-Gras, et là, vous nous débinerez tous les trucs que vous connaissez.
— Bon, bon ! ça colle ! fit Mon-Gnasse.
— Seulement, continuait Pérouzin, on est là aussi avec des pleins pouvoirs. Si jamais vous tentez de faire les méchants, on vous mettrait proprement un pruneau dans la figure.
Et Pérouzin agitait un browning formidable qu’il avait acquis la veille même, car il avait le culte des armes et prétendait être toujours armé jusqu’aux dents.
Mon-Gnasse ne fut nullement impressionné par le browning de l’agent.
— Allons, l’enflé ! faisait-il familièrement en tapant sur le ventre de Nalorgne. C’est pas la peine de faire le croquemitaine, on s’ra sage !… Seul’ment, n’est-ce pas, si jamais les copains vous reconnaissaient et se fâchaient un peu, on déclare qu’on n’en est pas responsable !… Dame ! la rousse, au Cochon-Gras, n’est peut-être pas très bien vue !
C’était bien ce que pensaient Nalorgne et Pérouzin, et c’était bien ce qui les empêchait de se réjouir de la périlleuse mission qui venait de leur être confiée.
Ils étaient tout juste à demi rassurés, ils n’avaient peut-être pas tort.
Les deux agents cependant et leurs deux prisonniers sortaient bientôt des cellules du Dépôt, arrêtaient un fiacre et se faisaient conduire rue de Flandre.
Le Cochon-Gras, un cabaret d’assez proprette apparence, vu de la rue, un bouge ignoble pour ceux qui le connaissaient réellement, se trouvait tout à côté de la barrière, à quelque distance des abattoirs, ainsi que l’avait dit M. Havard.
C’étaient surtout les bouchers, les conducteurs de bestiaux qui fréquentaient l’endroit, mais à ces honnêtes travailleurs se mêlaient souvent quelques-uns des rôdeurs de barrière qui, on ne sait pourquoi, semblent affectionner le quartier.
Il y avait surtout une salle basse se trouvant derrière le mastroquet proprement dit, où le plus souvent, pendant la journée, dormaient, jouaient ou se disputaient toute une bande d’individus peu recommandables.
Nalorgne et Pérouzin ne l’ignoraient pas. Ils prirent ou voulurent prendre leurs dispositions en conséquence.
— Comment qu’on va faire ? demandait Nalorgne.
Pérouzin, tout aussi embarrassé, retourna la question à Mon-Gnasse.
— Allons, fripouille, demandait-il, comment penses-tu qu’il faut agir ?
C’était là une question si extraordinaire que Mon-Gnasse pensa rêver.
— Sûr qu’y sont piqués ! estima l’apache, glissant un coup d’œil à la Puce pour attirer son attention. V’là maint’nant qu’c’est les roussins qui m’demandent des conseils !… Oh ! mais alors, y a du bon !
Mon-Gnasse prit son air le plus innocent, il répondit, faisant assaut de politesse :
— M’sieur l’agent, ce s’ra juste au juste tout comme ça vous bottera !
Puis après une petite pause, et sans laisser aux inspecteurs le temps d’émettre une proposition, Mon-Gnasse commença :
— Une idée comme ça qui m’vient. Faudrait p’t’ête pas qu’on radine ensemble dans la tôle, histoire de pas s’faire remarquer ? La Puce et moi, s’pas, on entrerait comme des braves bourgeois tranquilles qui veulent s’caler les mâchoires… Vous, vous resteriez d’vant la porte. Une seconde après, naturellement, vous pourriez rappliquer à vot’tour…