— Ah ! fit l’huissier d’un air sceptique, vous êtes tous les mêmes ! Ce n’est pas que vous êtes pressé de retourner à votre travail, mais vous voulez en finir rapidement pour être libre à trois heures de l’après-midi !
M. Valleret protestait :
— Moi ? pas du tout, pas du tout !… Et la meilleure preuve, c’est qu’hier à sept heures et demie j’étais encore au bureau. Avec toutes les histoires qui se produisent depuis quelque temps, nous sommes écrasés de besogne et l’on fait des heures supplémentaires que l’on ne nous paie pas !
— Et vous croyez que l’on paie les nôtres ? interrompit l’huissier.
Tout en haussant les épaules, le personnage s’éloignait pour aller recevoir un nouveau venu qui lui tendait sa carte en lui recommandant de bien vouloir la faire passer à M. le directeur de la Monnaie.
L’huissier le toisa dédaigneusement.
— M. le directeur vous recevra à votre tour, s’il vous reçoit.
— Et quel est mon tour ? demanda le nouveau venu.
— Mettons, fit l’huissier, qu’il y ait une vingtaine de personnes à passer avant vous, et nous serons peut-être dans le vrai…
Le nouveau venu faisait une figure longue d’une aune, puis tournait les talons.
— Je repasserai demain ! grogna-t-il.
Et il s’en alla.
L’huissier était revenu s’asseoir à son bureau, auprès duquel se tenait M. Valleret.
— Avez-vous lu les journaux ? demanda-t-il au fonctionnaire.
— Oui, fit ce dernier. Il s’en passe de belles !
— Oh ! dit l’huissier, ce sont là des scandales épouvantables, qui véritablement ne devraient pas arriver.
« Notre police, voyez-vous, M. Valleret, est très mal organisée. Les services de la Sûreté fonctionnent quand ça leur passe par la tête… Paraît qu’ils se détestent les uns les autres, qu’ils se jouent des tours chaque fois qu’ils le peuvent !
— Comme chez nous, cher monsieur, interrompit M. Valleret, comme chez nous… comme d’ailleurs dans toutes les administrations !
— C’est possible, reconnut l’huissier, mais nous, ça ne fait de mal à personne, tandis qu’en procédant de la sorte, à la Sûreté, depuis le grand chef jusqu’au plus petit inspecteur, leur mésentente a pour résultat de laisser les crimes impunis et de permettre aux bandits de commettre leurs forfaits en toute liberté. Enfin, quand je pense que ces deux agents Nalorgne et Pérouzin, auxquels on avait confié deux prisonniers, n’ont pas été capables de les garder !…
— Les prisonniers, dit M. Valleret, doivent rudement le regretter ! Paraît qu’ils ont été affreusement mutilés, qu’on leur a arraché la langue !… Et dire qu’on ne sait pas l’auteur de ce crime monstrueux !
— Mais si, fit l’huissier, n’avez-vous pas lu qu’on attribuait ce forfait à Fantômas ?
— Oh, c’est facile à dire ! Fantômas ! toujours Fantômas !… Je commence à croire que Fantômas n’a jamais existé !
L’huissier prit une allure mystérieuse pour répondre :
— Fantômas existe, n’en ayez crainte, M. Valleret ! Même ce qui m’inquiète, c’est qu’il m’a l’air d’y avoir un lien plus ou moins direct avec les drames qui viennent de se passer hier et les incidents mystérieux qui se produisent ici depuis quelques jours !
M. Valleret, à son tour, changeait de figure.
— Après tout, vous pourriez bien avoir raison ! Savez-vous ce que j’ai dans mon dossier, et ce que je viens dire au patron ?
M. Valleret allait commencer une explication et faire des révélations à son interlocuteur, lorsqu’un violent coup de sonnette retentit :
L’huissier sursauta :
— M. le directeur est arrivé… Je reconnais son coup de sonnette !
Et, dès lors, il se précipitait au fond du couloir, ouvrait une double porte rembourrée et se présentait quelques secondes après dans le cabinet directorial où venait de pénétrer, par une porte privée, M. Léon Drapier.
Le directeur de la Monnaie arrivait très essoufflé. Il se débarrassait en hâte de son pardessus et de son chapeau qu’il jetait machinalement sur un bras de fauteuil, puis s’installait devant son bureau où était disposée une volumineuse correspondance.
— Combien de personnes à recevoir ? demanda-t-il.
— Une quinzaine, monsieur le directeur.
— Eh bien, commença Léon Drapier, introduisez la première personne !
Mais l’huissier, fidèle à la promesse qu’il avait faite, articula :
— Y a M. Valleret, l’employé de la comptabilité, qui sollicite une audience de monsieur le directeur.
— Ah ! très bien, fit Léon Drapier, qu’il entre avant tout le monde.
Cependant que l’huissier s’éloignait lentement, de ce pas majestueux et tranquille qui caractérisait sa solennité, Léon Drapier, sans même jeter un coup d’œil sur le courrier amoncelé devant lui, se prit la tête dans les mains comme un homme excédé.
Depuis quarante-huit heures, Léon Drapier ne dormait plus. Les aventures les plus mystérieuses se produisaient, les drames les plus tragiques éclataient autour de lui. Il avait l’impression qu’un filet se resserrait autour de sa personne, filet aux mailles invisibles dont il sentait l’influence sans les voir.
Léon Drapier avait également l’impression qu’au fur et à mesure que le temps passait il devenait personnellement suspect à son ministre, aux membres du gouvernement. Des faits incompréhensibles s’étaient produits en effet, et les pièces d’or monnayées qui avaient disparu constituaient un fait qui n’était pas pour le réhabiliter dans l’esprit du ministre, d’autant plus que, malgré ses efforts, Léon Drapier n’avait pas pu découvrir l’origine de ces fuites.
Puis, ce matin-là, à la lecture des journaux qu’il avait faite en se levant, Léon Drapier avait été abasourdi ; les détails du drame de la veille étaient pour lui comme un coup de massue qu’il recevait sur la tête.
Il avait espéré que les apaches que l’on avait arrêtés porteurs des pièces d’or non encore mises en circulation se décideraient à faire des aveux et que leurs déclarations mettraient sur la piste de leur pourvoyeur d’argent, c’est-à-dire de l’audacieux coupable qui volait à la Monnaie.
Or voici que ces misérables venaient d’être atrocement mutilés, et qu’il apparaissait certain que cette mutilation avait été faite par quelqu’un qui avait le plus haut intérêt à les terroriser par quelques représailles, afin de les empêcher de parler.
Quel était le formidable bandit assez féroce pour avoir imaginé un aussi cruel supplice ?
Spontanément, un nom était venu aux lèvres de Léon Drapier, nom qu’il avait trouvé d’ailleurs imprimé en toutes lettres dans les journaux qu’il lisait, nom qui, certainement, était dans la pensée de tous :
Fantômas !… Fantômas !… Fantômas !…
Dès lors, à l’anxiété curieuse qu’il éprouvait, au désir impérieux qu’il ressentait en lui de savoir la vérité sur ce qui s’était passé, sur ce qui se passait, se mêlait une inquiétude effroyable, une crainte affreuse à l’idée que peut-être lui-même Léon Drapier était involontairement mêlé à une aventure de Fantômas.
Malgré lui le directeur de la Monnaie en revenait toujours aux deux crimes mystérieux qui s’étaient produits l’un à son domicile, l’autre rue Blanche.
Il savait qu’il n’était pas coupable, il savait qu’il n’avait pas tué le valet de chambre Firmain, pas plus qu’il n’avait assassiné sa maîtresse, Paulette de Valmondois.
La mort inexpliquée de Firmain, le décès tragique de Paulette n’étaient pas faits pourtant pour le rassurer.
En somme, c’étaient là, bien nettement, des crimes à la manière de Fantômas, des drames comme seul le Génie du crime était capable d’en imaginer.
Léon Drapier s’étonnait de ne pas avoir vu depuis quarante-huit heures le seul homme en qui désormais il avait confiance, le détective privé, M. Mix, qui jusqu’à présent, croyait-il, l’avait fort adroitement guidé dans le labyrinthe de mystère, alors que peut-être, s’il avait un peu mieux réfléchi, il se serait rendu compte que M. Mix paraissait plutôt l’observer, lui, Léon Drapier, et s’inquiéter de ce qu’il faisait que de le protéger et de le défendre.