Un instant, Mix avait eu l’idée de rester dans la cave ; pourquoi ne le faisait-il pas ?
Était-ce qu’il avait peur de quelque chose ?
Était-ce au contraire qu’il ne voulait pas abandonner un seul instant Léon Drapier ?
En tout cas, le détective ne faisait aucune remarque sur la présence insolite de ce tas d’or par terre, il n’en disait rien à son entourage.
Une heure après ces événements, deux hommes étaient en tête-à-tête, seuls, face à face, dans le cabinet de M. le directeur.
C’étaient Léon Drapier et Mix.
Léon Drapier, très pâle, avait la jambe étendue sur une chaise, le pantalon relevé jusqu’au genou, le mollet entouré jusqu’à la cheville de linges sanguinolents. Il paraissait souffrir, autant moralement que physiquement.
Mix fumait placidement une cigarette.
Après un silence, Mix articula :
— Je vous ai sauvé, monsieur Drapier !
— Qu’entendez-vous par là ? gronda le directeur. J’estime qu’au contraire, en appelant la police, en me faisant découvrir pris au piège à l’intérieur de cette cave par M. Havard, vous m’avez rendu ridicule, pour ne pas dire suspect…
Mix haussa les épaules.
— Qu’auriez-vous fait à ma place ? Voyons, monsieur Drapier ! Nous installons cet après-midi avec les plus grandes précautions un piège, un vrai piège à loup dans l’intérieur de la cave. Nous y attachons des fils électriques qui doivent entrer en contact au moment où le piège se refermera sur quelqu’un ; ces fils électriques font agir deux sonnettes, l’une dans le bureau du chef de la surveillance et l’autre dans votre propre cabinet. Vous me dites que vous restez dans votre bureau. Moi, je me promène dans l’immeuble, histoire de regarder un peu partout ce qui se passe. Est-ce exact ?
— C’est exact, reconnut Drapier.
— Tout d’un coup, poursuivit Mix, j’entends une sonnerie… Je veux pénétrer chez vous, la porte est fermée, je l’ouvre et vous n’y êtes pas… Que conclure ? Je ne me pose pas la question en ce qui vous concerne, je me dis simplement que le coupable est pincé, et pour que nous soyons en nombre, j’appelle la police ! Nous descendons tous à la cave et nous avons la surprise, qui est pour vous une malchance, de trouver qui, pris au piège ? Vous, monsieur le directeur, vous en personne, Léon Drapier !…
— Et alors, continuait Léon Drapier, en s’animant, quelle est la conclusion logique que doit formuler le chef de la Sûreté ? C’est qu’assurément le voleur de l’hôtel des Monnaies n’est autre que moi…
Mix souriait énigmatiquement.
— N’auriez-vous pas compris de la sorte ?
— Ah ! par exemple ! hurla Léon Drapier, vous êtes abominable, et vous vous moquez de moi !… Mais non je n’aurais pas compris de la sorte, pour cette bonne raison que je sais que je suis innocent, pour cette bonne raison que je suis resté dans mon bureau jusqu’au moment où la sonnerie a retenti, pour cette bonne raison que c’est à ce moment, uniquement, et n’écoutant que mon courage et mon empressement à découvrir le coupable, que j’ai bondi hors de mon bureau pour vous appeler !… Ne vous voyant pas, ne pouvant résister à la curiosité qui me harcelait, je suis descendu seul dans la cave, j’en ai ouvert la porte de fer, et…
— Et, conclut Mix, vous vous êtes fait prendre au piège que vous aviez tendu ! C’est en tout cas d’une maladresse extraordinaire !
— Maladresse ou non, hurla Léon Drapier, ce n’est pas à vous de me le reprocher, mais bien à vous de me plaindre !
— Qui vous dit que je ne vous plains pas ?
— Lorsque je répondais d’un air égaré, abasourdi, souffrant le martyre aux insupportables questions que me posait le chef de la Sûreté, vous auriez dû à ce moment, vous rendant compte de mon trouble et de mon embarras, prendre la parole, fournir des explications…
— Lesquelles ?
— Lesquelles ? Est-ce que je sais, moi ? Le principal est que je suis innocent…
— Ah ! voilà ! fit Mix.
— Comment ! s’écria Léon Drapier, vous doutez ?
Mix fit un geste négatif.
— Pas maintenant, plus maintenant… Mais je vous avoue que j’aurais été très disposé à douter de votre honnêteté si…
— Si quoi ? haleta Léon Drapier, qui sentait combien malgré son innocence les événements se tournaient contre lui.
— Si, poursuivit Mix, je n’étais convaincu que vous n’avez été pris au piège qu’en second lieu, et qu’un homme vous y a précédé, un homme qui a réussi à s’arracher lui-même des terribles mâchoires de fer, ce qui prouve que ce n’est pas une poule mouillée, un homme qui, vraisemblablement d’ailleurs, doit être encore dans la cave, dissimulé sous un tas d’or qui s’est répandu sur le sol, et sur lui par suite de la chute d’une des cuves de verre…
— Ah, mon ami ! s’écria Léon Drapier, vous devez certainement avoir raison, car en effet, je me souviens maintenant qu’au moment où j’entrais dans la cave, quelques instants avant d’avoir été pris au piège, j’ai entendu un vacarme épouvantable, c’était la cuve pleine d’or qui se renversait…
— Eh bien voilà ! fit Mix, vous y êtes !
Mais une nouvelle colère montait au cerveau du directeur de la Monnaie.
— Pourquoi ? s’écria-t-il, pourquoi ne pas avoir dit tout cela lorsque le chef de la Sûreté était présent ?
— Mon Dieu ! fit d’un air évasif l’énigmatique détective, parce qu’il faut bien que je gagne mes appointements, et que je prouve aussi à tous ces messieurs de la Sûreté qu’ils ont affaire à plus fort qu’eux.
XVIII
Job Askings
— L’affaire a été chaude, mais enfin tout est bien qui finit bien ! N’y pensons plus et agissons !
L’homme qui parlait ainsi se trouvait sur les berges de la Seine, rencogné dans l’endroit sombre que formait, à l’abri de l’auréole des becs de gaz, la pile énorme d’un pont. Il haletait, il soufflait et, par moments, il se frottait la jambe avec l’énergie d’un personnage qui cherche, mais en vain, à dissiper une douleur violente.
Quel était cet homme ?
C’était, en vérité, tout bonnement l’inconnu qui s’était enfui des caves de la Monnaie ; l’inconnu qui, après avoir été cruellement meurtri par le piège à loups, avait réussi à fuir, juste à l’instant où sa capture semblait la plus certaine et où il apparaissait que les policiers, lancés à sa poursuite, M. Mix en particulier, allaient infailliblement réussir à s’emparer de lui.
Comme il le disait, l’affaire avait été chaude. Il s’en était fallu d’un rien qu’elle ne tournât mal, d’ailleurs il n’était pas prouvé qu’il était actuellement complètement hors de danger.
Les quais de la Seine, en effet, aux heures avancées de la nuit, ne sont pas ce que l’on pourrait croire.
Ils ne sont point déserts et abandonnés comme, à coup sûr, une infinité de Parisiens sont disposés à le supposer.
Aux heures tardives de la soirée, en effet, les berges se peuplent d’une foule mystérieuse, hâve, déguenillée, aux apparences étranges, mais peut-être en réalité plus inquiétante que réellement dangereuse.
C’est le rendez-vous de tous les meurt-la-faim, de tous les sans-logis, de tous ceux qui composent cette grande armée de la misère qui, d’un bout de l’année à l’autre, cantonne à Paris, manœuvre dans les rues et gagne, avec chaque jour, un combat contre la faim.
Les moindres coins d’ombre sont alors utilisés. En passant on devine, à l’abri des matériaux que l’on charge ou que l’on décharge des péniches, des formes humaines. Elles sont solitaires ou rassemblées en groupe, tassées les unes contre les autres. Il y a des miséreux qui fuient instinctivement toute société, qui défendent leur isolement avec une farouche volonté et comme s’il représentait à leurs yeux le seul bien enviable.