Il en est d’autres, grelottant de froid, qui s’unissent pour se serrer les uns contre les autres et tromper ainsi la fraîcheur de la nuit.
De temps à autre, de loin en loin, on entend alors le bruit d’un gros flac, de quelque chose de pesant qui tombe à l’eau… Personne ne bouge, il n’y a pas un cri. C’est à peine si quelque habitué des berges murmure :
— Encore un qui a eu le cafard !…
Le « cafard » est une maladie étrange, un vertige extraordinaire, qui sévit dans le peuple des berges. Il prend brusquement son homme, il le serre à la gorge, il l’étouffe…
Cela commence par une larme péniblement pleurée par un œil d’ordinaire atone et sec. Cela finit par un râle, un sanglot de désespoir inimaginable…
L’homme atteint de cafard se lève alors… Il marche, titube, roule vers le fleuve qui clapote au long de la berge. Peut-être n’a-t-il plus conscience de ce qu’il fait, peut-être est-il étourdi par un grand désir, un désir obsédant de repos, de silence et d’ombre…
L’homme fait un pas, se penche… Il est à l’eau. Il se noie sans se débattre, et le cafard a fait une victime de plus… voilà tout !
La police n’ignore pas, bien entendu, l’existence des frères de la berge. Elle opère cependant rarement des rafles parmi ces miséreux dont le désespoir et la détresse ont quelque chose de pitoyable, car elle sait fort bien, en effet, que les meurt-la-faim, les traîne-misère ne sont pas en réalité dangereux. Ceux qui volent, ceux qui tuent, sont riches à côté d’eux et n’accepteraient pas de vivre de pareilles nuits.
Il n’y a là que des individus malheureux et la police n’aurait en vérité nul intérêt, nulle raison d’aller troubler leur sommeil appesanti de bêtes forcées par la fatigue.
Tout a des limites cependant. Et lorsqu’il s’est passé dans les environs un fait étrange, surprenant, lorsqu’autour des berges on signale un attentat, il est bien évident que la première pensée de la police doit être d’aller trier un peu les populations, les troupes cantonnées sur les berges.
Or, c’était bien le cas ou jamais où une rafle était menaçante.
Les événements qui venaient de se dérouler à la Monnaie étaient tels, en effet, que la police, prévenue, exaspérée par son impuissance, allait mettre sans doute tout en œuvre pour rattraper le fugitif… Car à coup sûr on savait désormais que quelqu’un s’était enfui des caves…
L’arrivée des agents était donc imminente. Ils pouvaient apparaître de minute en minute, ils seraient sans doute en nombre ; l’homme, s’il voulait fuir, devait le faire à l’instant même.
Prudemment, alors, l’inconnu quittait l’abri que lui avait ménagé la pile du pont. Il marchait sans faire de bruit et, prêtant l’oreille, se faufilait, ombre noire se mêlant à la nuit entre les tas de sable, les amoncellements de cailloux, les grues gigantesques qui garnissaient les berges.
Son passage, d’ailleurs, si furtif qu’il fût, éveillait les pauvres misérables qui dormaient là. Ceux que la misère talonne, ceux que la faim poursuit connaissent tant de malheurs, vivent tant d’inquiétudes qu’ils n’ont en général même pas le bonheur d’un sommeil complet et définitif. Ils dorment d’un œil, et sont prêts à l’alerte, car les dangers de la vie, de leur vie errante, les tiennent toujours en éveil.
On s’inquiétait donc du passage d’un inconnu. Des têtes effarées surgissaient.
Qui se promenait à pareille heure ?
Et comme un mot d’ordre, tous les frères de la berge échangeaient un avertissement :
— La rousse !…
À ce moment, l’homme qui suivait les quais et tentait de s’évader eut un brusque froncement de sourcils, s’arrêtant net d’avancer :
— Oh ! oh ! murmurait-il, cela se gâte !…
Il venait d’apercevoir, à une cinquantaine de mètres devant lui, une dizaine d’ombres qui, marchant en ligne déployée en éventail, avançaient à grands pas.
— La retraite coupée ! pensa l’inconnu.
Il ne pouvait pas se tromper, en effet, à ce qu’il voyait, c’était bien les agents qui arrivaient, les agents qui commençaient la rafle…
Rapidement alors, mais sans courir, de peur d’attirer l’attention sur lui, l’homme, tournant les talons, s’éloigna.
— Il faut fuir ! murmurait-il les dents serrées. Il faut fuir ou je me fais pincer…
Il ne tremblait pas d’ailleurs, gardait un sang-froid extraordinaire, paraissait de taille à envisager en face les événements, à se battre contre eux jusqu’à ce qu’il en eût triomphé.
L’homme marcha pendant dix minutes…
Il ne s’était pas éloigné cependant, car la nécessité où il était de ne point faire de bruit l’obligeait aux plus grandes précautions. Il devait éviter les matériaux, il devait éviter surtout les frères de la pègre qui dormaient encore.
Brusquement, cependant, il s’arrêta.
En face de lui encore, il discernait une série d’ombres noires qui, descendant un petit escalier, gagnaient la berge et se déployaient encore en éventail.
— Très bien… parfait ! murmura l’homme. Encore des agents !… Je suis cette fois entre deux barrages de policiers qui marchent l’un au-devant de l’autre et qui se rencontreront dans quelques instants chassant devant eux, raflant tous ceux qu’ils auront rencontrés.
Le personnage, un instant plus tard, murmurait :
— Toute la difficulté consiste à ne pas être de ceux-là !
Ne témoignant toujours d’aucun trouble cependant, et gardant un calme extraordinaire, on n’eût jamais cru qu’il courait le plus certain et le plus pressant des dangers, il rebroussait chemin une fois encore.
Où allait-il donc cependant ?
Quelle cachette pouvait-il espérer trouver ?
Avait-il inventé une ruse qui pût lui permettre de passer entre les mailles de ce filet humain que constituaient les vingt agents opérant la rafle sur les quais ?
L’inconnu se hâtait maintenant. Il gagnait le bord du quai, paraissait s’orienter.
— Attention ! murmurait-il soudain.
Et il se livrait alors à la plus extraordinaire des manœuvres.
Sans bruit, en effet, le personnage s’était approché du bord de l’eau, se couchait sur le ventre. Il laissait pendre ses pieds au-dessus du fleuve.
Que cherchait-il donc à réaliser ?
Était-il subitement emplis de cafard ? Allait-il comme tant d’autres, préférer la mort à la cruauté d’une arrestation ?
L’homme, une fois installé dans son extraordinaire position, heurtait violemment du bout du pied contre une sorte de porte qui se trouvait creusée dans le quai, une porte d’égout, évidemment, qui devait être désaffectée depuis longtemps.
Immédiatement, une voix s’informa :
— Qui c’est qu’est là ? Qui c’est qui frappe ? C’est complet !
La voix qui parlait ainsi était lointaine, étouffée. Elle semblait provenir de l’intérieur du quai, elle tremblait un peu.
Le fuyard répondit, sans hausser le ton :
— Complet à l’intérieur sans doute, mais à l’impériale c’est à volonté !
Il y eut dans la nuit un grincement sinistre. Avec peine, on repoussait la porte.
Le personnage, qui était toujours agrippé au quai, donna un violent coup de reins et, lâchant les mains, se glissa à l’intérieur de l’égout.
Il bruinait à ce moment fortement. L’homme était trempé. De plus, ses yeux encore pleins d’ombre clignotaient à la lumière ; il chancelait, étourdi…
Dans l’égout, il faisait tiède. C’était la température moite des caves où s’entassent de trop nombreux individus. Cela sentait d’horribles relents de misère et de saleté. Qu’importait, cependant ?